They're only human, they don't see... || Ft. Lulu ♥

La ville avait bien changé depuis le 19ème siècle. Quelle époque ! Une époque d'élégance et de bonnes manières. Désormais les rues étaient emplies de toutes ces nouvelles technologies, comme partout ailleurs dans le monde. Un petit sourire se dessina sur mes lèvres alors que je m'avançai dans la rue aux abords du lycée. Les humains semblaient heureux, pour la plupart. Il faisait encore beau, l'été touchait tout juste à sa fin. Ils profitaient des derniers rayons du soleil. Ma poitrine se gonfla de bonheur et d'amour. Je me regardai dans un miroir et arrangeai rapidement mes cheveux poivre et sels. Une nouvelle époque, une nouvelle apparence. Quelqu'un qui inspirait confiance. Bien.
Notre Seigneur bien-aimé - et Gabriel - m'avaient chargé de venir ici afin d'y surveiller les agissement suspicieux de Lucifer en personne. J'étais le seul, parmi les archanges, à demeurer presque toujours sur Terre. Je connaissais les hommes et savais me fondre dans la masse contrairement à eux autres qui auraient agi avec bien trop de maladresse. Ils me faisaient confiance et je ne les décevrai pas. Si le Diable lui-même préparait quelque chose parmi les hommes, dans la belle Angleterre, je le découvrirai tôt ou tard.

Je pris un petit air sérieux avant de reprendre ma route jusqu'au hall d'entrée. J'avais postulé tout naturellement dans ce lycée pour y dispenser l'éducation religieuse. Mon prédécesseur avait... Eh bien... Malencontreusement, dirons-nous, dû prendre sa retraite. L'on m'avait envoyé un e-mail (Oh, Seigneur, je n'étais vraiment pas doué avec les nouvelles technologies) pour m'informer d'une réunion dans la salle des professeurs avant la rentrée des élèves. J'étais enchanté à l'idée de faire connaissance avec mes... collègues. Je souris à ce mot. Collègues. Voilà qui était réjouissant, non ? Je pénétrai dans le hall de l'établissement. Un édifice remarquable à l'architecture resplendissante. Je tournai sur moi-même pour l'admirer avant de sentir un frisson parcourir mon échine. Sans grande surprise - car lui seul, et tous ses démons, me faisait cet effet-là -, je tombai nez à nez avec Lucifer.

« Mon cher ! » m'exclamai-je en l'apercevant. « Tu sembles toujours te trouver exactement là où je te cherche. N'est-ce pas un petit miracle du hasard ? » dis-je, non content, arborant un petit sourire fier. « Enfin, évidemment, je ne m'attendais pas à tomber sur toi dans le hall d'entrée d'une école. Et pourtant ! Cela fait des années, n'est-ce pas ? Tu as changé d'enveloppe charnelle à ce que je vois. Toujours aussi démoniaque ? C'est bien le terme ? Ou dit-on démonique ? Démoniste ? »

Se lever. Préparer le petit-déjeuner d'Adam. Réveiller Adam. Prendre une douche. Boire mon café...
Des activités d'une banalité terrifiante, mais qui ne m'ennuient plus autant que la première fois. Avant d'adopter Adam, je n'avais jamais réellement joué à être un humain. Je me glissais parmi eux, je mangeais, buvais, couchais, tuais parfois, mais je ne côtoyais pas cette vie fade et sans intérêt vécue par la majorité des hommes. Métro, boulot, dodo.
Finalement, ce n'est pas aussi épouvantable que je me l'étais imaginé. Je parviens même à trouver cette situation amusante, et pour Adam, je serais prêt à renoncer à tous mes pouvoirs et à mon immortalité.

"Tu as préparé ton sac pour l'internat ?"

Évidemment qu'il l'a fait. Adam est l'enfant le moins bavard et le moins démonstratif qu'il m'ait été donné de côtoyer. J'aurais peut-être pu améliorer cela, mais je n'ai jamais su comment m'y prendre. Il faut dire que mon seul exemple de la paternité n'était pas réellement à la hauteur, puisqu'il m'a rejeté, puis a fait de moi le Seigneur du Mal, le Prince des Ténèbres, le Père du mensonge, sans me demander mon avis.
Au moins, j'essaie de ne pas suivre cet exemple et de montrer à Adam que je suis fier de lui.

"Au fait, le week-end prochain, nous partons en Norvège. Je pense que tu vas adorer chasser dans leur forêt... Nous passerons deux jours loin des hommes, pas de devoirs, pas d'obligation, rien que nous et des cerfs délicieux. Je me suis dit que ça te plairait."

Il sourit. Je me fais un devoir de ne pas sonder l'esprit de mon fils. Il a le droit à son jardin secret, mais la tentation est grande. Fait-il semblant d'approuver mes idées pour me faire plaisir ? J'espère que non... Je le dépose devant le lycée, puis me gare.

Je sens instantanément la présence de Raphaël. Il pue la perfection à des kilomètres. Après toutes ces années, le Ciel continue de croire que je prépare un mauvais coup. C'est à se demander si mon petit angelot préféré ne fait pas exprès de leur raconter es pires insanités sur mon compte, rien que pour descendre me surveiller. Je ne pourrais pas lui en vouloir, il aime tant cette belle planète, et le Paradis est d'un ennui mortel.
Je pénètre dans le hall, et je tombe face à sa mine candide. Il semble toujours si naïf et bienheureux. Il serait capable d'observer un ver de terre et de s'émerveiller des formidables créations de notre cher Père. Un véritable lèche-cul angélique.

"Démoniaque, ça ira."

Je lui souris.

"Ce que je trouve miraculeux, c'est que tu ne te lasses pas de ma compagnie, Raphy. Qui a dit que les anges et les démons ne faisaient pas bon ménage ?"

Je dois reconnaître qu'il m'a manqué. Je n'aurais jamais supporté d'être surveillé par cet emmerdeur de Gabriel, et Michaël me déteste. Raphaël est d'une gentillesse crasse, mais il sait s'amuser et ils aiment autant les humains que moi.

"Cette enveloppe ne te plaît pas ? Oh, je sais, tu préférais l'italien savant aux cheveux ondulés en 1438 ! Malheureusement, j'ai commencé cette vie en Russie et j'ai choisi un homme plus impressionnant que raffiné. Toi en revanche, tu ne changes pas. Toujours aussi... Angélique."

Je me dirige vers la salle des professeurs, lui servant de guide par la même occasion. Je me sers un café et lui attrape la boîte avec les sachets de thé. Il n'y a que les anges pour boire de l'eau chaude sucrée.

"Je suppose que tu n'es pas là pour une visite de courtoisie, mon angelot ? Tu as trouvé un travail au lycée et tu vas me surveiller... ? Sache que je ne fomente aucun mauvais coup. Tu devrais le savoir depuis le temps que nous nous connaissons."

L'idée qu'il découvre Adam me laisse perplexe. Va-t-il tenter de me le reprendre ? Il ne ferait pas le poids face à moi, mais je ne veux pas déclencher une guerre.

"Au fait, cette enveloppe s'appelle Nikolaï, évite de me surnommer Lulu devant les élèves... D'accord ?"

Mais Lucifer, aussi perfide eut-il été, faisait partie des créations de notre cher Père. Tout comme je l'étais et comme l'étaient nos semblables. Nous étions moins fragiles, moins vulnérables que ces fascinantes créatures de chair et de sang, mais tout de même façonnés à partir des nuages. Ou... En tout cas, quelque chose comme ça. Je n'étais pas certain, pour les nuages. Bref. Malgré tout ses défauts, Lucifer demeurait un de mes semblable. Un semblable plus underground, mais un semblable. Et les années avaient amenuisés ma colère envers lui. Il avait une façon étrange de se préoccuper des Humains, mais leur sort ne le laissait pas indifférent. Je le savais très bien. Je croisai les bras et lui fis un sourire bienveillant.  

« Ils ne font pas bon ménage, c'est un fait. » affirmai-je avant de tempérer : « Mais malgré tout, cela ne signifie pas que nous devons montrer une quelconque hostilité l'un envers l'autre. Il n'y aurait rien de moins constructif. »

Je lui emboîtai aussitôt le pas dans les couloirs du lycée. Mon regard se porta sur les nombreuses portes et salles de classes. Je sentais que je risquais de me perdre. Le sens de l'orientation terrestre n'avait jamais été mon fort sans l'utilisation de quelques capacités extra-sensorielles. Mais je préférais me fondre dans la masse des hommes et n'opérer quelques miracles qu'en cas de nécessité - et certainement pas pour aider mes déplacements. Lorsqu'il évoqua de vieux souvenirs, j'émis un petit éclat de rire. Le 15ème siècle avait marqué une période de renaissance après de longues années de Peste - à qui la faute ? Lui, bien sûr !- et j'étais resté sur Terre pour surveiller ses agissements, m'assurer qu'il n'attentait pas à la vie de l'Humanité - ou à une partie. Voir les hommes souffrant m'avait causé bien du chagrin, beaucoup de peine, alors qu'ils priaient notre Père et me priait, moi, qui représentais pour eux la Guérison. Malgré cela, c'était une époque très instructive.

« Oh, je ne suis pas dérangé par la carrure de cet homme, les hommes russes sont toujours très résistants tu n'auras donc pas de problèmes. J'espère qu'il n'a pas trop souffert avant sa mort... » je lâchai un léger soupir avant de regarder autour de moi, au sein de la salle des professeurs. Nous n'étions que tous les deux pour le moment. « Je n'ai pas utilisé d'enveloppe charnelle, j'use des traits que les humains considèrent rassurants. » expliquai-je alors qu'il le savait probablement déjà. « Ils utilisent des sachets désormais ? » dis-je en désignant le thé qu'il venait de sortir à mon intention. Je fis couler un peu d'eau chaude dans l'une des tasses. « Oh, mon cher, j'ai comme l'impression que tu es déçu... Si je n'étais pas là pour toi, cela te rassurerait-il ? Mais il faut admettre que tu es resté à Londres pendant quelques années ce qui est plutôt inhabituel. Tu es sur la bonne voie si tu souhaitais agacer Mickaël. »

A dire vrai, j'étais plutôt content d'être ici. Cela faisait bien trop longtemps que je n'avais pas foulé la Terre. Parfois, il m'arrivait de descendre pour rester auprès des hommes - car contrairement à mes paires, je me mêlais très souvent à eux. Après tout, tel était mon rôle : Protecteur de l'Humanité. Mon amour pour la Terre est infini depuis que j'y avais mis les pieds la première fois. Les hommes étaient ingénieux, intelligents, plein de ressources pour survivre malgré la Fatalité de leur existence. S'il n'y avait pas de tentations pour les détourner de leur bienveillance naturelle... Ah... Mais il fallait un équilibre pour que la balance fonctionne. J'avais vécu ici assez longtemps pour le savoir, pour le comprendre. Pour atteindre la Lumière, il fallait traverser l'Obscurité.

« Je ne t'ai jamais appelé ainsi. » protestai-je en trempant le sachet de thé dans l'eau chaude et en y ajoutant un peu de sucre. « Nikolaï... Cela te va bien. Je serai Julien pour les mois à venir. Ou les années... » j'espérais qu'il s'agirait d'années. « Mais dis-moi, mon cher Nikolaï, puisque tu n'es pas ici dans de mauvaises intentions alors pourquoi es-tu resté si longtemps en Angleterre ? Je ne suis pas sûr de croire en une quelconque nostalgie. Tu as forcément des affaires. »

Il aimerait que je sois le Diable maléfique que tous les Anges voient en moi, mais la vérité, c'est que chaque fois qu'il descend passer du temps en ma compagnie, je détruis ses certitudes. Il a du mal à envisager que le Paradis soit un nid d'hypocrites violents et insensibles, mais il finira bien par ouvrir les yeux sur ce point. Avec un peu de temps, il se rendra compte que les Anges ne valent pas mieux que les Démons.

"Nikolaï a souffert toute sa vie, sa mort était une délivrance, et son âme est bien traitée... Mais je n'aurais peut-être pas dû choisir un homme qui a trahi la mafia russe. Vingt ans qu'ils me courent après, ce ne sont pas gens très agréables, et je m'y connais."

Je l'observe se servir un thé en me demandant sincèrement comment cet Ange réussit à vivre au milieu des humains. Des traits rassurants... C'est absurde. S'il connaissait les hommes, ils sauraient que ceux dont le physique est rassurant sont presque toujours des fils de pute. Bien sûr, Raphaël est moins empoté que les autres, mais il reste... Trop pur pour un tel monde. Je ne comprends pas que les gens ne le remarquent pas. Je soupire, contrarié.

"Mickaël est toujours agacé. N'ai-je pas le droit de vivre ma vie comme je l'entends ? Je n'ai pas besoin d'une babysitter, Raphaël. Je ne vais pas causer de cataclysme, ni de guerre. Je ne veux rien de toute cela. Alors tu peux repartir dire à ces idiots ailés que tout va bien."

Heureusement pour lui qu'il ne m'a jamais appelé ainsi... Les Anges n'ont aucun second degré. Ils sont imperméables à toute forme d'humour. Raphaël ne fait pas exception, même si j'essaie de l'éduquer tant bien que mal.

"Julien... Année ? Donc tu comptes... Rester là ? Au lycée ? Alors que je n'ai pas commis le moindre méfait depuis ma chute, tu estimes toujours qu'il faut me surveiller comme le lait sur le feu ? Je suis vexé que tu ne me fasses pas plus confiance... Ou alors, tu me caches que tu as juste envie de passer du temps sur Terre parce que tu aimes bien les humains... ?"

Je lui souris, alors que d'autres professeurs pénètrent dans la salle et me saluent. Si deux ou trois professeurs méprisent ma façon d'enseigner, les autres aiment mon sens de l'humour, et j'apprécie de les côtoyer. C'est la première fois que je côtoie des collègues de travail, qui ne sont ni mauvais, ni bons. Ce sont des gens normaux, et agréables.
Je fais les présentations avec Julien, cette bonne tête à claque angélique en qui les gens ont instantanément confiance. Puis le professeur de mathématiques se tourne vers moi.

"Quand tu auras deux minutes, nous pourrons parler d'Adam ? Ce n'est pas un élève dissipé mais j'ai la sensation qu'il décroche un peu..."

... Avec un peu de chance, Raphy ne va pas faire le lien...

Qu'il soit le Diable ou l'Humain, Lucifer s'entourait de tous les problèmes possibles et inimaginables. C'était déjà le cas avant sa Chute. Je trempai une cuillère dans le thé et l'agitai pour y dissoudre le sucre. Cela aussi, je n'y avais pas goûté depuis longtemps. Mon regard s'illumina d'une forme de gourmandise. Je n'avais pas besoin de me nourrir, mais le goût des aliments terrestres étaient parfois délicieux. Le thé et le sucre en faisaient partie. Je calmai toutefois mes ardeurs, me rappelant qu'il ne fallait point abuser des bonnes choses. Je secouai la tête en l'entendant dire que je pouvais repartir.

« Oh, non, mon cher, c'est bien mal me connaître que de me suggérer cela. Notre Père m'a chargé d'une mission et que tu le veuilles ou non, je compte bien accomplir ma tâche. Je pourrais te croire, mais cela ne changera rien. Je ne serai toutefois pas aussi infantilisant que toi ; vois-moi plutôt comme ton ange gardien. » je lui fis un petit sourire. « Bien que le terme ne soi pas tout à fait exact, je te l'accorde. C'est tout de même beaucoup plus agréable que babysitter. Tu n'es pas un enfant. »

La suite de ses protestations me fit soupirer et sourire tout à la fois. Il se plaignait de ma compagnie, mais il était également heureux de me voir. Cela ne me dérangeait pas, bizarrement. Et le sentiment était réciproque bien que ça, ce soit un peu plus gênant. Mais nous avions passé tant de temps ensemble, à des époques toutes différentes, que sa compagnie était devenue très naturelle.

« S'il me faut être tout à fait honnête, je reste aussi pour les hommes. Être sur Terre me manquait terriblement... »

Et en parlant d'humains, quelques uns arrivèrent dans la salle. Ils nous saluèrent et je fus étonné de constater que certains semblaient apprécier Nikolaï. Cela m'arracha un sourire. Le Diable avait bon fond, et il aimait sans doute autant les hommes que moi... Aussi étrange que cela puisse paraître et malgré les mises en garde de Gabriel et Mickaël. Ils ne l'avaient pas fréquenté, ils ne pouvaient pas avoir la même pondération que moi. Je saluai chaque enseignant avec chaleur en leur serrant la main et en me présentant comme Julien Salorney, le nouveau titulaire en Education Religieuse. J'attendis le sarcasme de Nikolaï à cette annonce.
C'est alors que l'une des femmes présente dans la pièce se tourna vers mon vieil ... Ma vieille connaissance pour lui parler d'un certain Adam. Cela éveilla ma curiosité et je tournai la tête vers l'intéressé.

« Adam ? C'est un joli prénom. Qui est-ce ? » lui demandai-je avec un sourire.
L'humaine répondit à sa place.
« Oh, il s'agit de son fils. »

Ma bouche s'ouvrit en un " o " de pure surprise. Je faillis lâcher ma tasse de thé et la reposai donc sur la table avant de commettre une bêtise. Je tournai la tête vers Nikolaï, interloqué. Son fils ? Je savais qu'il avait une progéniture, quelque pas aux Enfers, mais pourquoi en amener un sur Terre ? Etait-il humain ? Un fils humain ? Je passai à côté de lui pour chuchoter :

« Mais enfin... Je ne comprends pas ? »

[/b]

Il plaisante, n'est-ce pas ? Non, il ne plaisante pas. Il ne sait pas plaisanter. Il se voit sincèrement comme mon ange gardien. C'est à la fois ridicule, et un peu trop mignon pour que je puisse lui en vouloir d'être aussi naïf. Je n'ose même pas répondre au fait que je ne suis pas un enfant. Sinon je risquerais de me moquer de lui... L'idée ne me dérange pas, mais il n'est là que depuis quelques heures, je veux lui laisser le temps de s'adapter à sa nouvelle vie.

"Je le savais. Quand on goûte à la Terre, on ne peut plus s'en passer."

Je souris à la prof de maths, espérant qu'elle comprenne qu'elle peut s'éloigner, mais elle reste sur place pour saluer Raphy... Et lorsqu'il pose la question fatidique. Elle ne me laisse même pas le temps de répondre.
Merci du soutien.

"Oui, nous parlerons de lui ce soir, après les cours si ça te convient... Il fait de gros efforts pour s'améliorer."

Elle hoche la tête et quitte la salle. Je crois n'avoir jamais vu Raphaël aussi surpris. Cela me met mal à l'aise. Moi, le Prince des Enfers ! Mal à l'aise ! Si je lui révèle tout, serait-il capable d'en parler à Gabriel et aux autres ? Chercheraient-ils à me l'enlever ? Au fond, ne serait-ce pas mieux pour lui ? J'ai réfléchi à tout cela de nombreuses fois. J'ai songé à effacer sa mémoire et à le placer dans une famille aimante, mais... Je suis égoïste. J'aime trop Adam pour me séparer de lui. Je ne supporterais pas que des Anges interviennent dans notre vie maintenant. Où étaient-ils lorsqu'Adam souffrait ? Lorsque je l'ai trouvé et sauvé de ses bourreaux ? Ce ne serait pas juste de nous séparer...

Mais depuis quand le Ciel se montre-t-il juste ?

"Adam est mon fils. Je l'ai trouvé dans un cirque il y a dix ans et, lorsque je lui ai proposé de l'emmener dans une gentille famille... Il n'a pas voulu me lâcher. Il avait besoin de moi. Je l'aime, et il m'aime. Tu n'as pas besoin d'en savoir plus."

D'un claquement de doigt, je fige le monde qui nous entoure. J'évite d'utiliser ce genre de tour de passe-passe d'habitude, mais la situation l'exige... Mes pupilles deviennent rouges et vives comme deux flammes. J'accule Raphaël contre le mur, sans le toucher. Je ne veux pas lui faire peur, juste le mettre en garde.

"Tu dois me promettre de ne pas parler de cela, Raphaël."

À côté de nous, l'univers a cessé de bouger. Cela ne dure qu'une fraction de seconde.

"Je te laisserai le voir, tu jugeras toi-même de son état de santé physique et mental."

Le temps s'écoule à nouveau normalement.

Cette révélation me laissait interloqué. Comment avait-il pu... ? Un enfant humain ! L'avait-il vraiment sauver ou me mentait-il de manière éhontée ? L'aimait-il ? Pouvait-il seulement aimer ? Je le regardais avec des yeux ronds, muet comme une carpe. Je ne savais pas quoi lui dire et ne savais même pas comment prendre la nouvelle. J'émis un petit rire nerveux face à l'idée que Lucifer puisse s'être attaché à un jeune humain et l'avoir élevé comme son propre fils dans un contexte... mortel.

« C'est insensé comment cela se fait-il ? » murmurai-je à voix haute.

L'on m'avait toujours affirmé que Lucifer était le mal incarné, qu'il nous avait trahi, avait trahi sa propre nature pour se rebeller contre notre Père et pour semer le trouble au cœur de Ses créations sur Terre. Je n'étais pas présent lors de la Chute de Lucifer et des siens, je ne connaissais que ce qu'on avait bien pu me raconter. Alors comment le Mal incarné pouvait-il s'être attaché à un enfant humain ? L'élever comme un père ? Travailler dans le lycée où il étudiait ? J'étais perplexe. Si perplexe que je ne le vis pas arriver vers moi, le regard rougeoyant d'avertissement. Contre le mur, je plongeai mes yeux devenus étrangement lumineux dans les siens, pour contre-balancer la menace qu'il essayait de faire peser sur moi.

« Mais je ne peux pas te promettre cela, je suis obligé de.... » la phrase mourut sur mes lèvres. De quoi étais-je obligé, au juste ? Je devais rapporter les méfaits de Lucifer, s'il agissait de manière suspecte contre l'Humanité. Jusqu'à preuve du contraire, rien ne m'obligeait à rapporter sa paternité à qui que ce soit. Ce n'était pas mentir. « Très bien. Je te promets de n'en parler que si je juge cela nécessaire. »

Si je pouvais voir l'enfant, je constaterai ou non l'urgence ou la gravité de la situation. Une fois la surprise passée, je fis un grand sourire à Lucifer. Mon aura se mit à rayonner. S'il n'avait pas été... lui... Je l'aurais certainement pris dans mes bras. Le temps s'écoula à nouveau normalement. Mon aura redevint aussi normale que celle de tout être humain et je remis le col de ma chemise en place.

« C'est merveilleux que tu sois père, mon très cher L... Nikolaï ! Surprenant, mais merveilleux ! »

Et cela prouvait toutes les théories sur sa profonde sollicitude de l'espèce humaine. Du moins, je l'espérais. Mon sourire se creusa d'avantage, j'en avais les larmes aux yeux. Il y avait vraiment du bon en toutes choses, et Lucifer en faisait partie lui aussi. Je posai une main sur son bras avant de retourner prendre ma tasse de thé et d'en boire quelques gorgées.
D'autres enseignants arrivèrent ensuite, ainsi que le directeur. Tous ces humains avaient l'air, pour la plupart, brisé à l'intérieur. Et cela me fendit le cœur. Je serrai la main de Mr. Godric qui me souhaita la bienvenue dans l'établissement. Il y avait également un nouveau professeur, Mr. Hamilton. Je lui fis un sourire charmant, l'air de dire : nous sommes deux nouveaux enseignants, faisons plus ample connaissance. J'écoutai attentivement les prérogatives en restant près de Lucifer, comme si être à ses côtés était mon devoir.

A la fin de la réunion je me tournai vers lui, pétillant.

« Ils sont tellement touchants. Tu les connais depuis quelques années, j'imagine maintenant. Qu'en est-il ? Certains ont l'air terriblement triste. »

Qu'est-ce que c'est que cette question ? Je ne me suis pas levé un matin en demandant un enfant... C'est arrivé, voilà tout. Adam est juste entré dans ma vie, et je n'avais rien de mieux à faire. Le Diable aussi peut s'accorder des vacances, n'est-ce pas ?

Ses paroles me rassurent. Raphaël n'est pas méchant. Bien sûr, l'on pourrait croire que c'est le cas de tous les anges, mais ça ne l'est pas. La plupart des gardiens du Paradis sont des enfoirés qui rêveraient de me voir déclencher une guerre entre le Ciel et l'Enfer. Raphaël est différent. Je savais qu'il comprendrait.

"Cesse donc de t'émerveiller sur tout et n'importe quoi. Chez les humains, devenir parent est une banalité. Et ce n'est pas surprenant... Tu insinues que, parce que je suis ce que je suis, je ne peux pas faire un bon père ? C'est vexant."

J'ai déjà eu des enfants. Certes, je ne peux pas me vanter de leur avoir offert une éducation convenable, mais... Les démons sont par définition impossibles à éduquer. Adam est une chance de faire mieux, et j'apprends tous les jours avec lui. J'ai la sensation de devenir plus humain. C'est une perspective réjouissante.
La réunion se déroule sans incident, bien que le fait de me retrouver à côté de notre professeur d'éducation religieuse doit paraître très étrange aux yeux de Barth...

Je m'étouffe avec mon café en entendant la remarque de Raphaël. Est-il sincèrement aussi naïf ? Heureusement qu'il est immortel, dans ce monde, il ne survivrait pas une seule journée.

"Tu es vraiment... Incorrigible. Je vais te dire franchement ce que je pense, ne te vexe pas. Tu n'as pas ta place ici. Julien, tu es sensible, doux et d'une innocence à toute épreuve... Les deux tiers des professeurs de ce lycée sont des assassins et des mafieux. Sans parler des élèves qui sont, pour la grande majorité, les fils et les filles des plus grandes fortunes de Londres. C'est à dire des petits cons prétentieux et manipulateurs, qui adorent se moquer des enseignants naïfs tels que toi. Tu vas te faire manger tout cru."

Je secoue la tête. Le connaissant, mes mises en garde ne le feront pas déguerpir. Il est obstiné, et ne prend sans doute pas en considération les remarques du Génie du mal que je suis.
Je pose ma tasse de café.

"Puisque je suppose que tu ne partiras pas, autant te faire faire le tour des lieux, n'est-ce pas ?"

Je sors en sa compagnie et lui indique les différentes salles de cours.

"Si tu restes, il vaut mieux que tu le saches, le Directeur est le parrain de la mafia anglaise locale. Le professeur d'italien, Florent travaillait dans la mafia italienne, et comme moi, il essaie de leur échapper. Il est donc sous la protection de Barth. Le nouveau professeur de littérature est son fils. Le surveillant Thomas est un ancien tueur à gages qui est également sous la protection de Barth. Le professeur d'anglais est un tueur à gages toujours en activité. Le professeur de mathématiques aveugle travaille également pour le directeur dans le cadre de ses activités illégales... Je crois que j'ai fait le tour."

Je m'arrête avant de pénétrer dans la cour.

"Ah non, Barth sait que je suis le Diable."

Ce qu'il prenait pour naïveté était une simple faculté à voir le bon dans chaque être humain, et dans chaque chose. La Terre me fascinait depuis toujours, et tout ce qui la peuplait également. Pouvais-je vraiment y faire quoique ce soit ? Oui, il y avait des guerres que seuls les hommes engendraient, des injustices crées par un goût de pouvoir et de puissance, de la cupidité et des tentations innommables... Mais ce n'était pas de leur faute, et derrière chaque monstruosité se cachait des peurs, une âme. Tout ne pouvait pas n'être que noirceur. Ils luttaient, faisaient ce qu'ils pouvaient pour trouver un sens à leur Fatalité. C'était ce que je trouvais si touchant, chez eux. Et pourquoi je me souciais tant de leur sort. Je souris donc à Lucifer avec indulgence avant de lui répondre avec calme :

« Je ne suis pas vexé, et je sais faire la part des choses. Ils agissent ainsi parce qu'ils ont peur, Lucifer. Ils ont peur que leur vie n'ait ni sens, ni but. Ils ont peur de mourir. C'est pour cela que nous... Enfin, nous, les anges, sommes là : pour les aider et les guider à travers leur vie. Leur faire prendre conscience de leur utilité, de leur existence et leur accorder la paix. Et par ailleurs, je te rappelle que je suis un ange... Donc, techniquement, on ne peut pas me manger. Et si tu faisais référence à l'expression qui signifie que je n'ai pas le moindre espoir de me défendre là encore, c'est impossible. L'Humanité ne m'a jamais déçu, quelque soit le milieu. J'ai beaucoup œuvré auprès de pèlerins, je te l'accorde, mais pas seulement et tu le sais. Allons, fais preuve d'un peu de miséricorde, tu les réduits bien vite à leurs aspects les plus négatifs. »

Je continuai à le suivre. Bien sûr, il ne se priva pas de m'expliquer le rôle de chaque enseignant mais cela me toucha plus qu'autre chose. J'étais dévasté de voir à quel point l'Humanité se déchirait, et cela me fit mal. Je les aimais tant qu'il m'était insupportable de les savoir si malheureux dans leur propre condition. Je pris une profonde inspiration. Il venait de renforcer ma détermination. Ma mission était certes de le surveiller, lui, mais j'en prenais une bien plus à cœur : celle de les aider, eux.

« Je ne partirai pas, en effet et tu le savais déjà avant de m'expliquer tout ceci... Tu sais... Je suis vraiment triste que les choses aillent aussi mal. Que pourrions-nous faire pour les aider ? Tu les côtoies depuis tellement longtemps que tu dois bien avoir une idée. Et ne me dis pas que cela t'es égal... Attends... Quoi ? Il sait qui tu es ? Mais... ! Luci... Enfin ! .... C'est irresponsable, même de ta part ! Comment cela a-t-il pu t'échapper ? Tu as passé un marché avec cet humain ? ... Nooon. Ne me dis pas que tu as fait. » le réprimandai-je en agitant mon doigt, moralisateur. « Je pensais que les pactes avec le Diable étaient passés de mode depuis au moins trois ou quatre siècles ! Quelles autres surprises me réserves-tu après un fils et un humain au courant de ta condition ? »

Si tous les anges étaient comme lui, les humains se porteraient bien mieux, et mes démons seraient au chômage. Je n'ose imaginer la catastrophe que cela provoquerait. Lorsque mes démons restent oisifs trop longtemps, ils finissent par se battre entre eux, et je ne souhaite à personne de devoir régler des conflits en Enfer.

J'hausse un sourcil perplexe face à sa réaction au premier degré... Et, techniquement, un humain ne doit pas pouvoir manger un ange, mais qui dit qu'un démon ne le pourrait pas ? Quel prétentieux ce Raphaël.

"Je ne fais pas preuve de miséricorde, Raphy, je suis le Diable. Et évidemment que je les réduis à leurs aspects négatifs, c'est le rôle qui m'a été attribué."

J'insiste bien sur le fait que je ne l'ai pas choisi, au cas où cela finirait par entrer dans la caboche de mon camarade angélique. Comme tous les Anges, je n'ai fait que suivre les Plans de Dieu... J'ai été un idiot, du début à la fin. Et le pire, c'est d'être assez lucide pour m'en apercevoir.
Raphaël ne sait pas la chance qu'il a. Il croit aveuglément. Il ne doute pas. Il ne regrette rien. Raphaël est parfait. Ce qui n'a jamais été mon cas, et ce qui explique pourquoi je me mêle aussi bien aux humains.

"Attends, Raphaël..." Je lui souris. "Qu'entends-tu par "Nous" ? Tu es le seul Ange ici, je n'ai aucune obligation de venir en aide à ces humains, et si, cela m'est égal. Quoiqu'ils fassent, ces hommes finiront en Enfer, à quoi bon les ramener sur un droit chemin qu'ils n'ont pas envie d'emprunter ? Ils ont tous soufferts, tu ne parviendras pas à les soigner en leur disant que Dieu les aime."

Je m'assois sur un banc dans la cour, et j'observe le soleil un instant. Les années ne défilant pas à la même vitesse pour un humain, et pour moi, je ne suis pas certain de la période à laquelle Barth m'a invoqué.

"Range ton doigt, c'est très malpoli. Sache que les pactes avec le Diable ne sont pas passés de mode, c'est simplement que je ne réponds plus à l'appel. Je n'aimais déjà pas cela, et celui avec Barth m'a convaincu d'arrêter." Je soupire. "Barth est né il y a deux siècles. J'ai eu pitié de lui quand il a perdu son fils, et nous avons passé un marché qui l'a amené jusqu'ici... Fascinant, non ?"

Je serais bien rentré dans les détails, la faute à mon honnêteté exacerbée, mais cela ne plairait sans doute pas à Gabriel. Si Raphaël apprenait que je m'étais montré trop gentil, et que cela n'avait pas été apprécié par ses chers collègues, comment réagirait-il ?

La sonnerie retentit, les élèves sortent peu à peu et envahissent la cour. J'hésite à lui révéler qu'Adam n'est pas totalement humain, mais cette partie de l'histoire attendra. Je souris en l'apercevant dans la cour. Chaque fois qu'il apparaît dans mon champ de vision, une bouffée de fierté m'envahit.

"Tiens, tu vois l'élève bien bâti là-bas, à côté du..." Fils du directeur. Évidemment. "...gringalet. C'est Adam. Mais évite de lui adresser la parole dans l'enceinte du lycée. Tu apprendras rapidement qu'ici, tout ce qui compte, c'est la réputation. Adam ne se laisse pas marcher sur les pieds, et je suis le professeur le plus sévère de cet établissement... Enfin, non, le plus sévère, c'est l'aveugle acariâtre, mais personne n'oserait s'en prendre à mon fils... Si tu vas faire ami-ami avec lui, avec ton air jovial et tes manières angéliques, tu risquerais de détruire toute cette aura protectrice que j'ai passé dix ans à construire, d'accord ? Je t'inviterai chez nous, pour que tu puisses lui parler."

Pourquoi m'évertuai-je à essayer de le convaincre ? Pourquoi, alors qu'il était le Diable, Lucifer, un démon, un tentateur, menteur, mal intentionné ? Je lâchai un soupir d'impuissance. Pourtant tous ces qualificatifs ne collaient pas avec l'être que j'avais fréquenté au cours de l'Histoire. Je l'avais vu à l'oeuvre, et je l'avais vu sincèrement inquiet pour les hommes. Je ne l'avais pas connu aussi cruel et mauvais que me l'avait dépeint Mickaël, pas aussi sournois que me l'avait décrit Gabriel, et beaucoup moins tyrannique que le laissait entendre Uriel. Colérique, indépendant, intrépide, sarcastique et difficile à cerner, oui. Mais pas méchant. J'avais même l'impression qu'il était bien plus fidèle et franc que ne le laissait entendre le monde entier. Mais n'était-ce pas aussi là son habileté ? Sa faculté à inspirer confiance pour mieux enrouler sa queue autour d'un cou ? Ah... Je ne savais pas. Et cette incertitude me perturbait à chaque fois que je recroisais sa route. Malgré tout, je choisis de suivre mon instinct qui, lui, me soufflait que je pouvais lui faire confiance (en tout cas avec parcimonie).
Je restai donc silencieux. Notre Père nous avait, à tous, donné des fonctions bien précises. Se pouvait-il que Lucifer se soit émancipé de son rôle ou que son rôle ait toujours été de se rebeller contre Lui ? Ca aussi, je l'ignorais, trop absent du Ciel pour savoir ce qu'il s'y tramait réellement. Malgré tout, je savais que je pouvais avoir une confiance aveugle en notre Père car il savait ce qui était Bon. Comme le disaient les hommes, les voies du Seigneur son impénétrables.

« Mais... » protestai-je, interloqué par cette abnégation. « Je ne compte pas leur venir en aide de la sorte, nous ne sommes plus au 17ème siècle. Les hommes doivent avant tout croire en eux-même pour retrouver un certain équilibre, rien ne les force à croire en Dieu s'ils ne le veulent, ou ne le peuvent pas. C'est la paix qui ouvre les portes du Paradis, et non pas une croyance aveugle. Leurs péchés leur seront pardonné s'ils sont sincères... Le Pardon... Sais-tu ce que cela signifie ? » je lui avais posé la question en toute sincérité, car il en avait peut-être oublié l'origine mais je me rendis compte de ma maladresse. «... Oh. Je ne disais pas cela pour te blesser, bien entendu que tu dois savoir ce que cela signifie. »

Lorsqu'il me parla de Barth, je fus d'avantage perplexe. Avait-il réellement laissé une âme vivre plus de deux cent ans ? Était-ce légal ? Avait-il pensé aux souffrances qu'une âme aussi vieille pourrait endurer en traversant les siècles hors de sa condition mortelle ? Je fronçai les sourcils et un léger éclat de lumière se mit à briller au fond de mon regard.

« Lucifer... » murmurai-je. « Tu n'as tout de même pas osé laisser une âme souffrir pendant deux siècles sans aucune considération ? Le pauvre homme doit se sentir terriblement fatigué, et las. Ils ne sont pas fait pour vivre tant d'années, leur âme doit trouver le repos. Ils ne peuvent pas voir tant d'années défiler sans risquer de subir tant de douleurs... »

Je croisai les bras, horrifié, avant de tourner la tête vers le garçon qu'il me désignait. Adam... Je l'observai avec attention. Il n'avait pas l'air malheureux, au contraire. Il semblait bien se porter, physiquement. Plutôt bien bâti, coriace, il traînait avec un jeune homme plus chétif. J'eus un petit sourire bienveillant. Je levai la main pour le faire taire avec une forme de douceur. Je regardai Lucifer, un peu amusé et aussi très attendri.

« Je n'irai pas lui parler en public, sois tranquille je t'en fais la promesse. J'espère cependant le voir en cours d'Education Religieuse car je suis persuadé que tu ne lui as rien enseigné à ce niveau-là, n'est-ce pas ? Ah... Enfin. Peu importe, je ne suis pas là pour répandre la parole de notre Père. Je viendrai chez toi, et je ferai sa connaissance, c'est entendu... Luci, mon cher... Je suis vraiment heureux de te revoir avec de si bonnes nouvelles, même si je ne le devrai probablement pas. » je posai un doigt sur mes lèvres en signe de secret.

Il fait des gens discours sur la paix, l'amour et la sincérité des hommes pendant ques ces collègues tentent de nous faire basculer dans une guerre dévastatrice... Et, je trouve presque cela mignon. Raphaël apporte de l'espoir. Il est le meilleur des anti-dépresseurs, et je comprends que les humains aient du mal à résister à ses mots. Cinq minutes avec lui, et n'importe quel homme repart gonflé à bloc de confiance en lui. Puis il retourne au travail, se fait insulter par son patron et redevient la loque qu'il était en arrivant.

Ah !
Je sais qu'il n'a pas fait exprès, mais... La pique est douloureuse. Je suis le Diable, je ne pardonne pas, et on ne me pardonne pas. C'est comme cela que les choses fonctionnent d'après ses amis ailés.

"Ce n'est pas à moi que tu devrais poser cette question, mais à notre Père bien-aimé. Ne trouves-tu pas cela amusant, toutes ces tirades sur la sincérité et le pardon alors que Dieu est incapable de pardonner à son fils préféré ? Je ne voudrais pas semer le doute dans ton esprit, mais... Ne t'es-tu jamais dit que c'était hypocrite de votre part, de prêcher le pardon et de continuer à me haïr ?" Je lui souris. "À méditer, mon angelot !"

Faut-il toujours tout lui expliquer ? Raphaël est gentil, mais il ne sait pas lire entre les lignes. Comment suis-je supposé faire, Gabriel ? Je ne peux pas ne pas lui répondre, ce serait terriblement malpoli.

"Techniquement, il n'a pas deux cents ans, et il est libre de me demander d'en finir à n'importe quel moment... Cela étant, il n'a pas terminé de remplir sa part du contrat et ce serait dommage qu'il s'arrête en si bon chemin. Il risquerait de finir en Enfer, et ce n'est pas ce que je lui souhaite."

Oups. La boulette. J'ai lâché le morceau par erreur.
Je souris à Raphaël en observant Adam du coin de l'oeil. J'aimerais écouter sa conversation avec le fils du directeur, mais ce serait déplacé. Est-il en train de se faire un ami ? Pourquoi lui ?

J'éclate de rire en entendant Raphaël. L'éducation religieuse, pour mon fils, sincèrement ? Ce serait contre-productif. Avec toutes les histoires que je lui racontais sur les anges et les démons lorsqu'il était petit, il ne comprendrait pas la version de Raphaël....

"J'ai enseigné à Adam tout ce qu'il a besoin de savoir à ce sujet, mais je lui ai raconté l'histoire de mon point de vue. Ne t'en fais pas, je ne l'ai pas rendu sataniste et psychopathe. D'ailleurs, je lui ai parlé de toi. Je lui ai raconté la fois où tu as failli être pendu pour piraterie en 1720, parce que tu te trouvais par erreur sur le navire de Jack Rackham, et que je suis arrivé pour te secourir... Il adorait cette histoire. Toi et tes manière raffinées, sur un navire de pirates, ça le faisait beaucoup rire. Et Adam ne rit pas facilement."

Mais avait-il seulement voulu demander Pardon à notre Père ? Je croisai les bras et secouai la tête. Je savais qu'il cherchait à me faire douter, il essayait à chaque fois que nous nous croisions. Je haussai donc vaguement les épaules sans rien répliquer. Si seulement il était moins fier, peut-être que... Ah, mais en avait-il seulement envie, de revenir parmi nous ? Je n'en savais rien. Je me sentis soudainement bien démuni, pour un ange. Je fermai les yeux et pris une profonde inspiration avant de murmurer :

« Si tu demandais Pardon, peut-être te serait-il accordé... »

La deuxième partie de son discours, concernant le directeur de cet établissement, me surprit. Je redressai la tête dans sa direction et arquai un sourcil mais cela me fit à nouveau sourire. Pourquoi ne voulait-il pas qu'une âme finisse en Enfer ? Se serait-il attaché à Bartholomew, entre autres êtres humains ? J'étais toujours aussi fasciné par la dualité que présentait Lucifer. Une énigme que je ne parvenais pas à percer, malgré les âges. S'il essayait de semer le doute dans mon esprit, moi, j'essayais toujours de le tirer vers ce qu'il y avait de meilleur en lui. Peut-être étions-nous réunis sur Terre pour ces raisons précises : l'équilibre. Son anecdote eut tôt fait de me faire rire à mon tour, en souvenir du bon vieux temps.

« Oh, ils étaient fort rustres mais je ne leur en veux pas. Il est vrai que je dénotai sans doute un peu dans leur environnement...  Bon, très bien. J'aurais malgré tout aimé l'avoir en cours, j'aurais ainsi pu juger de tes bienfaits ou de tes méfaits mais je le découvrirai bien autrement. Même si je crois que je n'ai pas de soucis à me faire. Tu es quelqu'un de bien, même si tu persistes à semer le doute dans mon esprit. » commentai-je en fronçant les sourcils. « Tu sais on m'a raconté beaucoup de choses sur toi, étant donné que je suis arrivé après la bataille. Mais toutes ces choses sont en telle contradiction avec ce que je vois de toi que je ne sais parfois pas qui croire entre Gabriel et mon instinct. Peut-être que la vérité se trouve entre les deux ; souvent les récits sont grandement exagérés. Oh ! Non que je remette en doute la parole de Gabriel, Dieu m'en garde... Mais je suppose qu'il est comme tout à chacun, n'est-ce pas ? On raconte ce dont on se souvient... Même si techniquement la perfection est angélique... Oh. Peu importe... Je ne suis pas là pour en débattre. »

Je réfléchis quelques minutes avant d'ajouter :

« Une minute. Lui aussi sait qui tu es ? »

En vérité, je ne peux pas lui en vouloir d'être naïf. J'ai longtemps été comme lui. Je pensais sincèrement pouvoir me libérer de l'emprise de Dieu. Je ne voulais pas me rebeller contre lui, je voulais... Être son égal. Pas sa créature. J'ai péché par Orgueil, et lorsque j'ai compris l'ampleur qu'avait pris la situation, après la Chute, je me suis mis à genoux, et j'ai demandé pardon. Parce que Dieu est miséricordieux, n'est-ce pas ?

"Comme si j'avais la moindre envie de retourner m'enchaîner auprès de tous Ses parfaits petits esclaves ailés."

Dieu est resté sourd à mes prières. Il m'a abandonné. Et Raphaël pense que je suis le méchant de l'histoire. Aujourd'hui je sais que tout était écrit. Que Dieu ne pouvait pas me reprendre, sinon, qui régnerait en Enfer ? Mais à l'époque, j'ai perdu le peu de foi qu'il me restait.

"Que veux-tu, mon vieil ami, on ne se refait pas ? Comment crois-tu que j'ai entraîné tous ces gentils anges dans ma Chute ? J'ai semé le doute dans leurs chastes esprits. Je les ai réveillés. Je ne désirais pas la guerre, quoi que puisse en penser Mickaël. Je cherchais la liberté."

Je lui souris. Raphaël qui n'était pas là, et qui croit aveuglément ce lèche-cul de Gabriel. Le suceur de Dieu en personne.

"Tu as raison, de toute façon, chaque camp a sa propre version de l'histoire, et je suis certain que Gabriel est assez diplomate et impartial pour raconter celle qui se rapproche le plus de la vérité." Je me souviens même pas avoir croisé Gabriel, c'est dire s'il doit en connaître un rayon sur la Chute de Lucifer. "J'aime les humains, parce que nous nous ressemblons, et je ne souhaite à aucun d'entre eux de passer l'éternité en Enfer... Si j'avais su que tel était mon destin, j'aurais sans doute agi autrement."

Oups. Trois trains de retard, comme à son habitude.

"Adam m'a vu tuer tous les saltimbanques chez qui il... Vivait. J'étais sous ma forme la plus démoniaque. Je lui ai proposé de l'emmener dans une bonne famille, mais... Il m'a choisi, moi. Alors, je lui ai tout expliqué. Et avant que tu ne le rencontres, je lui dirai clairement qui tu es. Je ne lui cache rien. Il n'y a que les hommes et les anges pour croire que je suis le Père du Mensonge, parce qu'en réalité, je dis toujours la vérité... Et je prends parfois un peu de plaisir si elle est douloureuse à entendre."

Un nouveau soupir franchit mes lèvres. J'avais besoin de prendre un peu de recule après nos retrouvailles, pour réfléchir. Réfléchir à lui, à son fils, à toutes ses paroles. Je devais faire le trie et m'armer de prudence. J'avais oublié ce que le fréquenter signifiait... Une lutte intérieure pour continuer de croire et mes convictions qu'il ne cessait de vouloir ébranler. Je comprenais le chamboulement des hommes à son contact. Je ne pouvais cependant m'empêcher de le croire sincère. Une part de moi le voulait. Une part de moi compatissais. Une part de moi voulait entendre sa version des faits et lui accorder le bénéfice du doute.

« Il faut excuser le tempérament de Mickaël. Il s'emporte parfois un peu parce qu'il est passionné et fougueux, encore jeune quelque part. Il n'a pas l'expérience de Gabriel, ni celle d'Uriel et n'a pas eu la chance d'être en contact des Hommes que je le suis. Pour lui, les batailles sont parfois nécessaires afin de rétablir l'équilibre. C'est ainsi qu'il voit les choses et ce n'est pas à nous de lui donner tort ou raison. »

Même si je n'appréciais pas certaines décisions de Dieu à l'encontre de mes chers humains, qui étais-je pour le contredire ? De même que je n'avais pas à juger Mickaël, ni aucun autre de mes confrères. Comme je ne jugeais pas Lucifer pour ce qu'il était. Et pour l'avoir souvent côtoyé, je pouvais affirmer qu'il n'était pas bien méchant. Il parlait beaucoup, oui, et il était parfois très épuisant d'être à ses côtés, mais je ne le croyais pas mauvais. Quoiqu'en dise Gabriel.
Je souris face à l'indulgence dont faisait preuve Lucifer, l'air de lui dire : Tu vois. C'est bien ce que je disais. Deux versions à chaque histoire. Gabriel avait sa vision des choses, et Lucifer la sienne. J'étais persuadé que la vérité se trouvait entre deux. Cela me réconforta quelque peu et me permis de focaliser mon esprit sur des sujets autrement plus importants que le passé.
Malgré tout, sa dernière phrase m'ébranla et je glissai un coup d’œil dans sa direction. Entre ça et les âmes qu'il ne désirait pas forcément, j'étais perplexe.

« Comment, tu... » Mais je n'eus pas le temps de formuler ma question. Notre conversation prit une autre tournure. « Puisqu'il le faut. Mais je n'approuve pas pour autant. Il serait très mal venu que les humains aient confirmation de notre existence, tu le sais aussi bien que moi. Telle est la volonté de Dieu. Les hommes doivent trouver la foi par eux-même et n'ont besoin d'aucune preuve. Cela Uriel me l'a souvent expliqué comme je suis le seul Archange à descendre aussi souvent sur Terre. Cela pourrait avoir un effet dévastateur... Enfin, je suppose qu'élever un enfant devait rendre la chose difficile à cacher. Je suis très curieux de faire sa connaissance. Il a l'air très calme ; les personnes calmes ont une grande vie intérieure. » m'enthousiasmai-je avant de soupirer une nouvelle fois. Je me tournai vers lui. « Je sais que tu agis en toute franchise, et j'ai toujours trouvé cela très surprenant ; en tout cas les premières fois. Désormais je connais ton franc parler, mais on n'est jamais à l'abri d'une quelconque perfidie. J'aimerais pouvoir te faire confiance... Mais... Tu sais. Je ne peux pas. » je fis une petite mine sincèrement désolé, attristé par mes propres paroles.

Je passai mes mains derrière mon dos en regardant toutes ces vies qui allaient et venaient à l'intérieur et à l'extérieur du grand bâtiment. Je posai une main sur mon coeur et souris.

« Je vais aller prendre possession des lieux, et de la salle où je donnerai cours. Je te dis donc à très vite, mon cher ! Je te retrouverai après cette longue journée. » je lui fis un sourire et hochai la tête pour le saluer avec courtoisie avant de lui fausser compagnie.