Je ne t'invite pas de gaieté de coeur, mon angelot - Ft Julien

Selon laquelle, le Diable ne pourrait pas pénétrer sur un territoire consacré. Les humains adorent ces histoires. Eau bénite. Crucifix. Église. Messe en latin. Exorcisme... C'est faux. Bien sûr, dans les cas de possession, les démons sont plus sensibles parce qu'ils doivent cohabiter avec une âme vivante, mais le reste du temps, seuls les anges ont les pouvoirs nécessaires pour les renvoyer en Enfer. Pour ma part, j'évite les lieux de culte parce qu'ils me mettent mal à l'aise. Qui voudrait se retrouver dans un monument érigé en l'honneur de son Père ? C'est malsain.

Alors, lorsque j'entre pour la première fois dans la Chapelle du lycée, je reconnais que je ne suis pas dans mon élément. Ça manque de strip-teaseuses, d'alcools... Et de vie. Je ne comprends toujours pas que des hommes puissent accepter de s'enfermer dans ces prisons volontairement. La foi les rend stupides.

Je m'avance entre les rangées de bancs, et je lance distinctement, sourire aux lèvres :

"Bénissez-moi mon père, parce que j'ai péché. Je confesse à Dieu Tout-puissant, et je reconnais devant mes frères, que j'ai péché en pensée, en parole, en action et par omission. Mon père, je ne me suis pas confessé depuis... L'aube des temps... Je m'accuse d'avoir déshonoré mon Père chaque fois que l'occasion m'était donnée. Je m'accuse d'avoir péché par orgueil tous les jours que notre Seigneur a faits en préférant louer mon nom plutôt que le Sien. Je m'accuse d'avoir trahi Dieu et entraîné nombre de mes pairs dans ma Chute. Mon père, je m'accuse de ces péchés, et de tous ceux dont je ne me souviens pas. J'en demande pardon à Dieu, et à vous, mon père, pénitence et absolution, si vous m'en jugez digne."

N'ai-je pas bien révisé ? Il fut un temps où écouter les confessions des fidèles étaient mon plaisir interdit. Aucun d'entre eux ne m'est jamais arrivé à la cheville. Aucun d'entre eux n'a jamais commis un péché qui soit impardonnable. Une bande d'amateurs.
Je m'assois sur le dossier d'un banc, en attendant Raphaël.

"Je sens ta perfection à des kilomètres à la ronde, Raphaël, veux-tu bien te montrer ? Tu aurais au moins pu applaudir. Je ne me donne pas en spectacle devant n'importe qui !"

... auxquels vous avez confié la garde des hommes, je vous offre les mérites de tous ces esprits supérieurs et en particulier ceux de votre archange Raphaël. Bien qu'il fasse partie des princes qui se tiennent devant votre Trône dans le Ciel, il a accepté cependant d'être le guide et le compagnon du jeune et pieux Tobie sur la terre, pour le préserver, au cours de son voyage, des dangers de l'âme et du corps. Je vous supplie, du plus profond de mon cœur, de daigner me donner ce saint archange pour guide, gardien et protecteur, afin que sa puissante intercession auprès de Vous me fasse obtenir la grâce que j'implore pour votre plus grand honneur et votre plus grande gloire. Amen. Ces prières, souvent entendues à une autre époque, résonnaient parfois au fond de mon coeur. Je m'étais toujours fait un devoir de répondre à toutes les demandes des hommes, de les guider sans pour autant apparaître à eux. De leur envoyer des signes, ou de guérir ceux qui souffraient le plus, de permettre des départs plus paisibles. Bien sûr, je ne pouvais être auprès de tous, et cela me déchirait l'âme. Je ne pouvais pas non plus agir sans penser aux conséquences car le cycle de la vie devait continuer, et certains hommes devaient quitter la Terre, ainsi allaient les choses. J'étais là pour les guider justement à travers leurs épreuves et leur apporter un peu de sérénité. J'étais un Guide, et le Guérisseur de l'âme, de l'esprit, et du corps si cela entrait dans les desseins de Dieu.

Cela faisait maintenant quelques jours que la rentrée avait eu lieu. Mes classes se passaient bien, malgré quelques élèves sceptiques. Quoi de plus normal de douter ? J'espérais répondre à leur question de la manière la plus sincère et franche possible. Cette petite chapelle ne me plaisait pas beaucoup ; elle était froide et austère, à des années de la chaleur de Dieu. J'allumais régulièrement des cierges et des lumières pour rendre le lieu plus accueillant et illuminer les beaux vitraux qui, eux, étaient un travail d'orfèvre.
J'entendis la porte s'ouvrir alors que je m'apprêtai à sortir après avoir remis quelques affaires en ordre. Je reconnus aussitôt l'aura de Lucifer. Bien sûr qu'il pouvait entrer dans les églises et les lieux consacrés. Depuis le temps, ce n'était plus vraiment une surprise... Je l'écoutais parler. Sa voix résonna contre les murs froids de la chapelle. Était-il sincère ? Je n'en avais aucune idée. Mais sa voix était calme, et je crus honnêtement en ces mots si bien récités et formulés. Je restai dissimulé durant sa tirade alors que des larmes me montaient aux yeux. Lorsqu'il eut terminé, je fis un signe de croix dans l'air et levai la tête vers le Ciel. Que Dieu entende tes mots. Qu'il te Pardonne si tu es sincère. Non ... ? Peut-être que certaines fautes étaient impardonnables...

Je sortis de l'ombre et m'avançai vers lui, assis sur un banc de la chapelle. Je pris place à ses côtés en silence et contemplai l'autel derrière les cierges où se consumaient quelques chandelles. Le silence s'étira de longues minutes avant que je ne tourne la tête dans sa direction. Je ne savais pas pourquoi on lui refusait le Pardon. Peut-être n'était-il pas sincère, au fond... Mais, moi, je voulais croire qu'une partie de lui l'était. Je posai ma main sur sa cuisse.

« Je te pardonne. » soufflai-je.

Si personne d'autre ne pouvait le lui accorder, moi je le ferai. Je lui pardonnais toutes ses fautes et tous les maux dont il était coupable. Je le regardai avec bienveillance et douceur avant de retirer ma main pour joindre les miennes entre elles sur mes genoux. Je pris une légère inspiration et lâchai un soupir à peine audible.

« Que me vaut le plaisir de te voir dans cette chapelle, mon cher ? »

J'aurais broyé les os d'un autre pour moins que cela. Je relève les yeux vers lui. Pourquoi cet air si troublé ? Est-ce mon jeu d'acteur qui lui fait tant d'effet ? Il lui en faut si peu pour s'émouvoir. En vérité, il est plus agréable de passer du temps avec lui qu'avec mes Ducs des Enfers. Ils sont trop égocentriques pour me vénérer, alors que Raphaël semble s'émerveiller de la moindre de mes actions.

Sa réponse me surprend, mais je retrouve rapidement le sourire. Je ne veux pas qu'il perçoive mon trouble. Quelque part, au fond de moi, une part de mon âme est apaisée. Comme si entendre ces mots me soulageait d'un poids, mais c'est impossible... Si je me sens mieux, cela signifie que Raphaël m'a cru. Il m'a sincèrement pardonné.

"Mais Raphaël... Tu te rends compte de ce que tu viens de faire ? Tu te comportes vraiment comme un idiot ! Ne peux-tu pas réfléchir avant de parler ? Me pardonner, c'est te ranger de mon côté... Si Gabriel apprend cela..."

Je suis heureux qu'il l'ait fait. J'aurais sans doute dû le remercier, ou quelque chose dans le genre. Mais je suis le Diable, et ce n'est pas dans mon tempérament d'être gentil et reconnaissant.

"Ne t'en fais pas pour moi. Je ne suis pas un humain, j'assume mes péchés, je n'ai pas peur de l'Enfer, et je n'ai pas besoin que des angelots m'accordent leur pardon, mais..."

Merci. Voilà. Comme ça c'est dit. Ou presque.
Je me lève, débarrassé de cette impression de malaise.

"Il est dix-sept heures, je voulais t'inviter à prendre le thé... Et peut-être à dîner, si tu n'as rien contre la pizza et le rugby. C'est notre rituel du vendredi avec Adam, et je te prouve à quel point je t'apprécie en t'invitant à participer à cela, j'espère que tu t'en rends compte."

Je lui souris.

"Par contre, si tu viens, je t'interdis de poser une seule question à Adam sur sa famille ou son enfance avant de me rencontrer. Je te promets que je ne l'ai pas enlevé, et tu devras te contenter de cela."

Je secouai la tête. Il ne changerait jamais, c'était presque désespérant. Heureusement pour lui, je n'étais pas aussi susceptible que Mickaël et moins prompt à condamner que Gabriel. Et, surtout, je le connaissais assez pour savoir qu'une part de lui - même infime - avait parlé en toute sincérité. Je lui adressai donc le même regard bienveillant, inchangé.

« Oh, no, dear... I know you better. Tu sais ce que te Pardonner signifie, et ce n'est pas cela. » lui dis-je doucement. Cette fois, il ne pouvait ébranler mes pensées. Lui pardonner, c'était l'accepter et accepter ses erreurs, son imperfection, et croire en ce qu'il avait de meilleur à offrir. Et il le savait. Il n'était question ni de Gabriel, ni d'anges, ni de démons. Simplement de lui. Tout le monde avait le droit au pardon, même l'être le plus impardonnable s'il regrettait sincèrement ses actions. Une part de lui regrettait, n'est-ce pas ? Ou aurait voulu que les choses se passent de manière différente. « De rien. » achevai-je. Mais il n'avait pas à me remercier.

Sa proposition ne me surprit guère, il savait que je désirais rencontrer Adam, l'enfant qu'il avait élevé. En revanche, j'émis quelques réserves quant à la soirée qu'il me proposait. De la pizza, et du rugby. Je n'étais même pas sûr d'avoir une seule fois assister à un match de ce sport et n'en connaissais pas les règles. J'entrouvris la bouche mais toute forme de protestation mourut sur mes lèvres lorsqu'il acheva de me convaincre.

« Oh. Eh bien... Je suis honoré et te remercie pour ton invitation. Je viendrai avec plaisir, bien que je ne connaisse pas les règles du rugby. Ce sera amusant. » un nouveau sourire se forma sur mes lèvres mais mon air devint plus sérieux lorsqu'il aborda un dernier point. « Je comprends, oui. Je ne lui poserai pas de questions sur son passé. A vrai dire, je ne comptais lui demander que le strict nécessaire. L'as-tu déjà prévenu de ma visite ? J'espère que cela ne l'incommode pas trop. Je n'ai pas l'habitude qu'un mortel connaisse ma condition. Mais je suppose que s'il connaît la tienne, il n'y verra rien d'étrange... » je secouai doucement la tête. « Que ne ferai-je pas... » pour ... Lui ? Ou pour le Ciel ? Peut-être pour les deux, là où se trouvait une forme d'équilibre.

Peut-être vais-je mieux dormir cette nuit en sachant que je suis pardonné ? Quelle belle idée. Je me frotte les mains. Ravi de le voir accepter ma proposition, même s'il semble un peu appréhender le rugby. Ce n'est pas un sport assez raffiné pour mon angelot préféré. Dommage, j'aurais adoré lui apprendre à jouer. Les anges et les démons devraient départager leur querelle dans des compétitions sportives. Ce serait beaucoup plus amusant.

"Bien sûr que je l'ai prévenu, et je peux t'assurer qu'il n'y verra rien d'étrange... Je... Devrais sans doute te dire que Adam n'est pas tout à fait humain. C'est pour cette raison qu'il a accepté toutes ces histoires aussi facilement."

Je lui souris, comme si ce n'était pas une révélation importante et je sors de la Chapelle en sa compagnie. Nous nous rendons sur le parking, et l'invite à monter dans ma voiture. Adam voulait rester s'entraîner et devrait rentrer plus tard. Ce qui me laisse du temps pour bavarder avec Raphy. Notre maison n'est pas très loin du lycée.

"Voici mon humble demeure, Raphaël ! Comme tu peux le voir, je sais me contenter du nécessaire, et ne pas vautrer dans un luxe ostentatoire !"

Je le fais entrer. La maison n'est pas en désordre, je suis un peu trop maniaque pour que ce soit le cas. Sans doute un résidu de l'âme de Nikolaï. La chienne d'Adam vient me faire la fête. Je le caresse avec affection et lui ouvre la baie-vitrée menant au jardin. Elle sort un instant avant de revenir renifler Raphy.
Je sors un morceau de bacon du frigo que je lui lance. C'est Adam qui s'occupe de Yamarka, il la nourrit, la promène, l'aime... Moi je me contente juste de me débarrasser des restes.

"Tu veux boire quelque chose ? Une bière ? Un thé ? Du sang ?"

Je fais chauffer de l'eau sans attendre sa réponse. J'aurais aimé dire que j'appréciais de boire une bière en rentrant du travail, mais la vérité, c'est qu'à mes yeux, rien ne vaut un bon café.

"Alors comment se passent tes cours ? Tu veux toujours sauver tout le monde du malheur et de la dépression ? Si tu veux des conseils d'éducation, n'hésite pas..."

Je ne posai pas d'avantage de questions mais cette phrase tourna dans ma tête un long moment durant notre trajet silencieux jusque chez lui. Je souris en voyant sa maison. Elle était très jolie, ne tapait pas dans l’œil et l'intérieur demeurait sobre. Mes doigts parcoururent le bois d'un meuble à l'entrée, sur lequel reposait la photo d'un enfant d'une dizaine d'années - Adam à n'en pas douter. Il avait l'air heureux : il souriait et ses yeux ne reflétaient aucune contrainte. Il souriait vraiment. Je regardai autour de moi. Tout paraissait normal. Humain. Je suspendis ma veste au porte-manteau et suivis Lucifer jusque dans la cuisine. Une cuisine toute aussi banale que n'importe quelle cuisine. Relativement grande pour y avoir une table, et de quoi cuisiner... Savait-il cuisiner ? Je passai mes bras derrière mon dos.

« Du sang ... ? Je ne bois pas de sang. Un thé sera parfait, je te remercie. As-tu du sucre ? »

Je le laissai mettre de l'eau à chauffer avant de prendre mes aises et de m'avancer dans le salon. Rien ne paraissait être illusoire. Il vivait vraiment ici, comme un humain, avec un enfant à charge. Je saisis un cadre entre mes doigts. La photo le représentait lui, Lucifer, dans cette enveloppe charnelle, avec cet Adam. La photo devait être récente, car Adam avait l'air d'être âgé une quinzaine d'année. Mon regard se porta sur Lucifer. Lui aussi avait l'air sincèrement heureux. Je reposai le portrait au moment où un chien descendait les escaliers.

« Oh ! » m'exclamai-je avec adoration.

Les chiens étaient fidèles et loyaux, des amis pour la plupart des hommes. Il s'approcha de moi, curieux. Je sentis qu'il s'agissait d'une femme, et d'une femelle très bien traitée et éduquée. Elle me renifla avant de lécher la main que je tendis vers elle et poussa un petit aboiement avant d'aller faire la fête à Lucifer. Je me redressai avec un sourire.

« J'aimerais pouvoir sauver l'Humanité si cela m'était possible, tu le sais bien... A vrai dire, ils semblent si perdus. Mais les choses s'amélioreront petit à petit, je l'espère... Tu pourrais peut-être assister à l'un de mes cours et donner ce point de vu qui te tient tant à coeur. »

Je pris la tasse de thé et me dirigeai vers une porte qui donnait sur un jardin. Je souris à nouveau.

« Vous avez toujours vécu ici, alors ? C'est un très bon endroit pour élever un enfant. » approuvai-je. « Mais qu'entendais-tu par...Pas tout à fait humain ? »

Je ne peux me retenir de rire. Évidemment qu'il ne boit pas de sang. Personne ne boit du sang, à part les tarés qui se prennent pour des vampires ou qui veulent invoquer le Diable. Ils sont plus nombreux qu'on ne le pense...
Je sers une tasse d'eau chaude à Raphaël et je lui sors les sachets de thé et le sucre, avant de me faire mon café.

"Raphy, il est absolument hors de question que j'assiste à l'un de tes cours moralisateurs. Ces gamins n'ont pas besoin de croire en Dieu, et je sais que ce n'est pas ton discours principal, mais tu n'es pas impartial. Que tu le veuilles ou non, tu transmets une forme de croyance aveugle en un Dieu intangible et inatteignable. Mais ce dont ces enfants ont besoin, ce n'est pas de Foi... Tu vas leur promettre que le pardon est toujours possible, mais que pourraient-ils bien faire du pardon, s'ils ne sont pas coupables des malheurs qui les rongent ?"

J'observe Raphaël un instant. Je me souviens des yeux d'Adam cette nuit-là.

"Tu n'as pas un rôle facile, et je sais de quoi je parle. J'ai la chance de n'avoir à me préoccuper que d'un seul enfant, mais toi tu vas découvrir la vie d'une centaine de gosses. Tu ne pourras pas tous les sauver, et certains sont déjà perdus. C'est comme ça. Ce sont des humains. Ils ne sont pas parfaits."

Je sors les ingrédients du frigo pour préparer la pizza. L'idée d'en commander une m'a traversé l'esprit, mais autant que Raphaël profite de mes talents de cuisinier. J'ai eu le temps de me perfectionner en dix ans de vie presque normale sur Terre.

"Adam et moi avons toujours vécu ici, oui." J'attrape de quoi faire la pâte. "Disons qu'il est arrivé plus d'une fois qu'une anomalie génétique voit le jour... Adam possède l'étrange pouvoir de se transformer en loup. C'est lui là, sur la photo sur la cheminée." Je commence à verser la farine et les oeufs dans un saladier. "Je lui ai bien proposé de faire disparaître cette différence, mais il a toujours refusé. Je crois qu'il préfère cette version de lui... Cette version libre, et insouciante. Je crois que... Je crois qu'il ne voit pas trop l'intérêt de rester un humain, et il a raison, rien ne l'y oblige si ce n'est moi... Je n'arrive pas à me faire à l'idée qu'il pourrait partir. Je... J'aime cette vie. J'aime Adam. J'aimerais que ça dure juste encore un peu."

Dix ans, à l'échelle de mon éternité, cela me semble si court. Je ne peux pas encore me résigner à le laisser s'envoler.

"Je lui ai appris à se maîtriser. Adam est un jeune homme extraordinaire. Il ne se plaint jamais. Ne ménage pas ses efforts. N'est pas capricieux, ni immature. Il me rend fier de lui tous les jours..." Je malaxe la pâte à pizza. "Je l'emmène beaucoup camper, pour qu'il puisse se défouler. Il n'a jamais fait de mal à personne, et Dieu sait qu'il aurait eu toutes les raisons de le faire. Adam ne représente aucun danger, d'accord ?"

Tant que je suis là. Tant qu'il sait qu'il peut compter sur moi, il ne se salira jamais les mains. Je souris à Raphaël, et je lui tends un couteau de cuisine.

"Mon angelot, puis-je te confier la découpe des tomates ?"

Je lâchai un petit soupir déçu en serrant ma tasse contre moi. A quoi bon argumenter ? Il ne se contentait pas de croire aux paroles de notre Seigneur et Père, il avait pris son envole, sa liberté, ce qui avait causé sa Chute ; là où je pensais que tout avait un but, une finalité, lui ne voyait sans doute que désordre constant, vacuité. Nos idées ne pouvaient se rejoindre, mais elles se complétaient et formaient l'équilibre qui pesait dans l'Univers. Voilà pourquoi je me contentai de lui accorder un sourire empli de patience lorsqu'il rejeta ma proposition.

« Dans ce cas, tu me connais mal... La religion est difficile d'accès, méconnue, ce n'est plus vers Dieu, ni vers les anges, que les hommes se tournent. Comment le pourraient-ils, ils nagent dans le brouillard. Quant à moi, je suis un Guide pas un Moralisateur qui croit détenir la Vérité. J'ouvre des chemins mais je force personne à les emprunter, car chaque homme suit sa propre route. C'est ce qui le rend unique dans leur liberté de penser. Leurs choix, c'est ce qui les rend humain. Je ne les priverai jamais de leur humanité. Le Pardon prend bien des formes, Lucifer, il n'est pas seulement Divin. »

Pardonner c'était se libérer de la rancœur et de l'amertume, passer à autre chose sans pour autant oublier mais apprendre que la vie ne s'arrête pas à un moment donné. Et qu'une piètre condition n'excuse pas tous les comportements et tous les péchés. Bien sûr que je ne pourrai jamais sauver l'humanité entière, et que la plupart des élèves qui venaient en cours n'iraient probablement pas mieux, pas tous. Mais si un seul d'entre eux arrivait à trouver le Salut, alors ce serait déjà ça. J'aurais aimé pouvoir faire plus, mais je m'étais depuis longtemps résigner à ne pouvoir guider tout le monde, seulement une poignée. L'humanité était trop dense, trop compliquée, trop contradictoire pour pouvoir être entièrement aidée. Ce fait m'attristait profondément, mais c'était ainsi.

« Oui, mon cher, ils ne sont pas parfaits. C'est aussi pour ça que nous les aimons toi et moi, n'est-ce pas ? Et pour ce, ceux, que nous aimons... » nous étions prêt à tout tenter. Comme lui avec ce fils adopté. Je laissai ma phrase en suspend, il avait compris.

Je restai près de la table et regardai Lucifer cuisiner. Ce simple fait me fit sourire, amusé d'être spectateur d'un tel acte. Je pouvais me vanter d'avoir vu le Diable en personne plus humains que la plupart d'entre eux. Simple, manuel, et père d'un enfant. Ce tableau était extrêmement touchant. Je bus une gorgée de mon thé pour y dissimuler mon sourire.
Lorsqu'il évoqua les capacités d'Adam, je haussai un sourcil et regardai la photo en question. Un bel et noble animal. Je frissonnai, n'ayant jamais entendu parler de telles capacités chez les mortels. Les révélations qui suivirent me touchèrent profondément. L'amour que Lucifer portait à ce jeune homme semblait sincère, et il tenait le discours d'un véritable père. Je reposai ma tasse sur un dessous de verre et hochai la tête lorsqu'il me demande de découper les tomates. Je saisis l'un des couteau, une planche à découper, et les fruits. Si Dieu notre Père - Gabriel ! - nous voyait. Lucifer et Raphaël en train de cuisiner l'un à côté de l'autre. Pourtant, je devais admettre qu'auprès de lui je me sentais parfaitement équilibré.

« Tu es apparemment un père. Félicitations... Voir ses enfants partir, grandir et accomplir de grandes choses est le lot de beaucoup d'êtres humains. Je te crois. Et je crois en son bon fond. J'ai hâte de faire sa connaissance. » dis-je avec calme et douceur en songeant à cet enfant recueilli et élevé par le Diable. Un enfant loup, sauvage, et pourtant bien éduqué. L'amour était le miracle des maux les plus ancrés. « Qui aurait pu croire ça... Même moi, qui te côtoies depuis tant d'années, j'osais à peine t'accorder un crédit. Je te demande pardon pour ça, et émerveillé de savoir cet enfant à tes bons soins. » je lui fis un sourire sincère et déposai les tomates finement coupées à côté de lui.

A cet instant, la porte d'entrée s'ouvrit. Quelques bruits de pas se firent entendre, le bruit d'un objet posé au sol - sans doute un sac - et un jeune homme pénétra dans la pièce, les mains plongées dans les poches de son jean. Ses yeux s'arrêtèrent sur moi, d'abord un peu méfiant. Je lui accordai un grand sourire sans pouvoir m'en empêcher, radieux. Il fit un petit hochement de tête.

« Bonjour... Salut, Nikolaï.» marmonna-t-il.
Je m'essuyai les mains dans un torchon et lui rendis son salut d'un mouvement de tête semblable au sien.
« Bonjour Adam. Je suis enchanté ! »
« Heu... Pareil. » il s'approcha de nous et piqua un bout de tomate.

Raphaël a un don pour les discours. Tout comme Mickaël a un don pour le combat, et Gabriel a un don pour me faire chier. Chacun son talent au Paradis. Je secoue la tête en l'écoutant. Le pardon ne peut être que divin dans mon propre cas, je ne suis pas un humain. Je ne peux pas oublier, ni passer à autre chose. Mais il a raison, peut-être que ses élèves trouveront un peu de réconfort auprès de lui. Si moi j'en trouve, pourquoi pas eux ?

Raphaël a raison. J'aime les humains autant que lui. La seule différence, c'est que je peux détecter une cause perdue, et accepter qu'elle le soit. L'espoir n'a jamais fait partie de mon vocabulaire.
Je l'observe du coin de l'oeil découper les légumes. Heureusement qu'il est rare que mes semblables montent sur Terre, et que je n'ai de comptes à rendre à personne. Je n'ose imaginer toutes les moqueries que ce tableau pourraient provoquer.

"Ce n'est pas parce que j'aime Adam que je suis devenu un bon samaritain, Raphy. Alors ne t'excuse pas. Et cesse donc de t'émerveiller... Parfois, je ne suis pas certain d'avoir pris les bonnes décisions... Adam est heureux, c'est tout ce qui compte à mes yeux mais je l'ai rendu... Peut-être trop différent. C'est difficile de s'adapter à une vie normale au lycée quand ton père adoptif est le Diable et qu'il te fait visiter tous les pays du monde depuis ton plus jeune âge, tu vois ce que je veux dire ? Peut-être que si je lui avais caché ma condition... Je ne sais pas. Tu penses que tous les parents humains se posent autant de question sur ce qu'ils auraient dû faire ?"

Je prends les tomates et prépare la garniture de la pizza. Elle devrait être bonne, et suffisamment garnie en viande et en fromage pour faire plaisir à Adam. La porte d'entrée s'ouvre. C'est le moment de vérité. Ange, Démon, Loup-garou. Quelle ambiance dans cette maison.

"Salut, mon grand. Ne fais pas attention à l'Ange ici présent, il descend tout droit du XVIIIe siècle." Je lui souris. "Tu te souviens de ce qu'on a dit ? Raphaël est un peu comme un assistant social, donc on ne parle pas des rituels sataniques dans la cave, ni de tes vacances chez ton oncle Astaroth aux Enfers."

À en croire la tête de Raphaël, le second degré ce n'est toujours pas inclus dans sa personnalité.

"Je plaisante, Raphy. Il faudrait être fou pour confier un gamin humain à Astaroth, ce Démon est un manipulateur sadique qui pense tout savoir et qui n'a pas du tout le sens du l'humour. Ce qui est, à mon sens, le défaut le plus inacceptable en Enfer."

Surtout lorsque le Démon en question fait partie de tes plus proches collaborateurs. Rien que penser à lui m'ennuie. Je me tourne vers Adam en mettant la pizza au four.

"Adam, si tu n'as rien à faire, il faudrait nourrir les poules... Et tu pourrais emmener Raphaël avec toi, comme ça, il jugera de ta bonne santé physique et mentale et ne t'embêtera plus ? S'il se montre désobligeant, tu as le droit de te défendre. Il n'est pas humain, il s'en remettra."

Je mets des bières au frigo.

"Après nous pourrons sortir promener Yamarka."

Il était devenu un père. Peut-être pas un bon samaritain prêt à saisir toutes les mains tendues... Mais un père. Et dans cette action, je voyais une lueur. Un espoir. Pas forcément de rédemption, cela semblait impossible - et impensable. Mais l'espoir de voir, dans tous ténèbres, une lueur. Et vice versa, sans doute. Dieu avait crée le monde ainsi, sans doute... Sans doute était-ce une manière d'équilibrer la balance de l'univers. Un peu de bien, un peu de mal. Et un juste milieu.

« Oh, oui, crois-moi. Je pense que tous les pères et toutes les mères se posent les mêmes questions. Et je pense même que ces questions ne cessent jamais vraiment, ni même une forme d'inquiétude pour le bien être de ses enfants. C'est normal, après tout. C'est ça l'amour. » je lui fis un sourire rayonnant.

Puis Adam arriva, et nous nous présentâmes l'un à l'autre. Il avait une belle constitution, un corps humain parfaitement résistant et, si je le sondais en surface, je pouvais observer un équilibre très sain dans son métabolisme. J'en fus profondément satisfait et adressai un petit sourire à Nikolaï mais ses mots m'interloquèrent. Le couteau m'échappa des mains et retomba sur la table dans un petit bruit métallique. Pardon !? Je me serais probablement jeté sur Adam, toutes ailes déployées, s'il ne m'avait pas arrêté dans ma panique. Une plaisanterie. Je lâchai un rire plus nerveux qu'amusé. Si j'avais su mentir, je lui aurais probablement dit que j'avais bien compris. Mais...

« Oh. Eh bien... Ce n'est pas très drôle. » commentai-je pour moi-même.

Je frissonnai au nom d'Astaroth, un démon qui n'en était pas à sa première possession, sur terre. Je repoussai son image déchue loin de ma mémoire et me concentrai sur Adam. Des poules ? Quelle joyeuse perspective ! Je lançais un petit regard outré à Nikolaï quant à sa suggestion.

« C'était une plaisanterie également ? Mon cher, il serait temps de revoir ton répertoire. »

Je suivis Adam dehors en espérant qu'il n'était pas enclin à la violence. La vision des poules eut tôt fait de me réjouir. Elles étaient adorables et l'une d'elles était toute blanche. Adam sortit des grains d'une réserve et je le regardais avec une grande fascination. Il me jeta un coup d'oeil avant de me tendre une poignée de graines.

« Suffit de leur lancer et elles viennent picorer. » m'expliqua-t-il.
« Merci. Je n'ai jamais fait ça ! C'est adorable. » commentai-je en lançant des petites graines aux poules. Elles émirent de petits gloussements satisfaits en venant picorer leur nourriture. Je souris face à ce spectacle avant de reporter mon attention sur le jeune homme. « Il n'y a pas de rituels sataniques dans votre cave, n'est-ce pas ? »
Il me regarda, l'air ahuri, avant d'éclater de rire. Ce rire me rassura et me fit sourire de plus belle.
« Bien sûr que non ! C'était vraiment une plaisanterie... Vous êtes heu... L'ange Raphaël, c'est ça ? Nikolaï m'a souvent parlé de vous. Et il m'a dit que vous étiez très... Heu... » il semblait chercher ses mots. « Très... candide. »
« Candide ? ... Mon cher Adam, je ne suis pas certain qu'il ait employé ce terme pour me décrire, mais je te remercie. Tu aimes vivre ici ? »
« Ouais. »

Il ne dit rien d'autre et ne semblait pas très loquace. Je regardais la petite poule blanche avec affection. Il saisit sans doute mon regard car il la prit délicatement pour me la tendre.

« Faut juste tenir ses ailes serrées contre son corps. Tention à ses pattes ça peut griffer. »

Je saisis la poule dans mes bras avec émotion et usais d'un petit miracle pour que l'animal n'ait pas peur. Je la sentis très calme dans mes mains et caressai son plumage du bout des doigts. Décidément, un enfant malheureux et mauvais n'aurait jamais agi de la sorte. Me tendre une poule que je trouvais très mignonne et m'expliquer comment la tenir pour ne pas la blesser et me blesser.

« Mais bonjour, jolie poule... Tu as l'air bien ici. Hum ? Oui... Sssh. »

Je la reposai dans son petit poulailler et regardai le jardin avec approbation. L'environnement était parfait.

« J'préfère vous dire, si vous voulez me mettre ailleurs j'suis pas d'accord. J'aime bien vivre ici. Et puis j'aime bien Nikolaï. Il m'a donné une chance de vivre normalement et je le remercierai jamais assez. J'sais bien qu'y'a plein de légendes sur le Diable, et tout ça mais elles sont fausses. Il m'a tout donné, ce que personne d'autre aurait fait. Alors vous avez pas besoin de me mettre ailleurs. »

Il avait parlait d'une voix neutre mais je sentais toute la tension qui résidait dans ses épaules et chacun de ses muscles. Je sentais sa peur aussi, son appréhension. Je m'approchai de lui et posai mes deux mains sur ses joues.

« Adam... Mon cher Adam, il n'y a aucune raison que quiconque vienne t'arracher à ton foyer. Ce ne sera pas moi, et ce ne sera personne d'autre. Je connais Lucifer depuis très longtemps, et si je ne suis pas toujours d'accord avec lui, je sais qu'il n'est pas bien méchant. Pas autant qu'on aimerait le faire croire ou que nous, en haut, aimerions le croire. Je te le promets. »

Et j'étais un ange. Je tenais toujours mes promesses. Nous rentrâmes à l'intérieur. Je le sentis plus calme, plus apaisé, et je le fus moi aussi. Il siffla et son chien arriva vers lui pour lui faire la fête. Ils ressemblaient à une parfaite petite famille. Je fermai un instant les yeux. Je ressentais beaucoup de peurs mais, au-delà de celles-ci, un amour inconditionnel. Je pris soin de diffuser ces fibres d'amour encore d'avantage dans la maison, j'espérais que Lucifer ne m'en voudrait pas.

"Mon ange, on ne dit pas : c'est pas très drôle, mais : excuse-moi, Ô Splendide Seigneur des Enfers, mais je n'ai aucun humour."

Les voir sortir tous les deux me laisse une étrange impression de... Paix. Comme si c'était une bonne chose. Comme si nous trois dans cette maison était tout à fait naturel. Je chasse rapidement cette pensée. J'hésite à les observer. Pas très longtemps. Suivant mon instinct, je cède à la tentation.
J'ai une confiance toute relative en Raphaël. Peut-être a-t-il joué avec mes émotions pour mieux me berner, après tout... C'est un Ange. Je l'apprécie plus que les autres, mais je ne peux oublier que nous nous sommes toujours opposés et qu'ils sont plus hypocrites et menteurs que je ne le suis.

"Qu'en penses-tu Yamarka ? Ça a l'air de bien se passer... Je n'ai jamais vu personne aussi ravi de nourrir des poules, Raphaël est vraiment le roi des idiots."

Yamarka aboie pour me soutenir. Cette chienne est parfaite. Je lui donne un reste de bacon pour la féliciter. Adam lui montre comment tenir une poule. Et mon Ange niais et gaga avec sa poule entre les bras me donne envie de rire. Je secoue la tête avant de me détourner du spectacle. De toute évidence, Adam maîtrise la situation.

Je m'installe sur le canapé et attrape mes feuilles des matchs de football de l'année. Je n'aurais jamais imaginé qu'être professeur d'éducation physique pouvait demander du travail. Je gère toutes les activités sportives, et organiser les rencontres avec les autres lycées est un véritable casse-tête. Sans parler du fait de choisir les joueurs, les remplaçants, les entraîner...
Cette année devrait être particulièrement intéressante. Les équipes d'Adam et de Damon ne peuvent pas perdre. Je raye certains noms de la liste des joueurs lorsque l'Angelot et mon fils reviennent.

"Ah ! Je suppose que tout s'est bien passé, Adam, va donc chercher la laisse de Yamarka." Je souris à Raphy. "Tu ne peux pas t'en empêcher, n'est-ce pas ? Ne joue pas avec tes pouvoirs angéliques ridicules dans ma maison." Je le regarde un instant... "En tout cas, n'en abuse pas."

Nous sortons tous les trois. Il reste vingt minutes avant que la pizza ne soit brûlée. Largement le temps de faire le tour du pâté de maison. Adam sort devant nous avec sa chienne. Je reste derrière avec Raphy.

"Alors ? Convaincu par mon brillant garçon ? J'ai été sage, je n'ai pas écouté un mot de votre conversation... Même si je le regrette un peu, qui sait ce que tu lui as susurré à l'oreille... Ah non attends, ça c'est mon travail."

J'ai senti, bien sûr, l'anxiété d'Adam lorsqu'il est rentré. Je ne veux pas le quitter, mais j'étais obligé de le prévenir que c'était une possibilité. Je suis heureux de savoir qu'il ne veut pas partir, et je suis heureux qu'il soit apaisé pour le moment. Raphaël ne dira rien... Je l'espère.

"Je ne te l'ai pas dit, mais Adam est capitaine de l'équipe de Rugby au lycée. C'est mon meilleur élève... Et je ne dis pas cela parce que je suis son père. Tout à l'heure, si tu restes pour le match, il pourra t'expliquer les règles.

Je ralentis l'allure pour laisser un peu d'avance à Adam. Je me fiche qu'il nous entende, je préfère simplement le laisser un peu profiter de sa chienne. Je me tourne vers Raphaël.

"Cela fait des millénaires que nous nous mêlons aux humains. Tu es un Ange, je ne t'aime pas et je ne te fais pas confiance... Mais, je suis content de te voir. Tu m'avais un peu manqué."

Un peu d'amour ne pouvait tuer personne, et la tentation avait été trop grande pour que je n'y succombe pas. J'aurais dû me sentir un peu honteux à cette idée, n'est-ce pas ? Pourtant, je ne le regrettais pas. Adam revint rapidement vers nous. Il avait la laisse dans sa poche, visiblement au cas où la chienne se montrerait récalcitrante. Elle n'avait pas l'air de poser problème, mais savait-on jamais. Je suivis le mouvement familial aussi naturellement que si nous avions fait ça tous les dimanches. Je plongeai les mains dans les poches de mon pantalon en regardant le jeune homme marcher devant nous en compagnie de son animal. Il semblait heureux, comme notre conversation me l'avait prouver. Ses peurs étaient simplement liées au fait d'éventuellement devoir partir, ce qui n'arriverait pas. Une promesse était sacré, je n'avais pas pour habitude de mentir. Ma nature angélique m'en empêchait, et un serment était sacré. Du moins dans ma bouche. Je tournai la tête vers Lucifer lorsque celui-ci me demanda si j'étais convaincu. Je décidais d'être un peu taquin, pour une fois.

« Qui sait quelles idées saintes j'ai pu lui mettre dans la tête. » je ris légèrement. « Je suis convaincu, bien sûr. Il a l'air très équilibré et semblait plus effrayé à l'idée de devoir partir de chez toi que d'y rester. Je lui ai promis qu'il ne partirai pas, donc je suppose que tu as ma parole toi aussi. Un ange qui donne sa langue au Diable, ça donne à réfléchir je crois... » soufflai-je, pensif, avant de sourire, amusé par l'idée plutôt que scandalisé.

Je regardai les alentours, plus attiré par les paysage que par les préoccupations morales que toute cette situation pouvait engendrer. Je n'avais pas l'impression de faire quelque chose de mal. A dire vrai, j'étais même sûr de faire quelque chose de bien. C'est pourquoi la situation me semblait si harmonieuse.

« Ah oui... Le match. Je l'avais presque oublié. Je l'écouterai avec plaisir, il doit être de bons conseils. Tu es fier de lui, n'est-ce pas ? Oh, bien sûr que tu l'es. »

Un père fier de son fils qui vantait ses exploits et ses réussite. Même si c'était capitaine d'une équipe sportive. Notre allure ralentit et je tournai la tête vers Lucifer. Ses paroles me laissèrent à la fois perplexe et enchanté. Ces paroles avaient dû lui brûler la langue. Je posai une main sur son avant bras, quelques secondes à peine en éclatant de rire.

« Doucement, mon cher, j'ai peur que la gentillesse ne fasse fondre ton palais. » plaisantais-je. Je fus plutôt surpris de tenir ce genre de propos. Du second degré. Je haussai un sourcil avant de déclarer avec chaleur : « Eh bien, je puis dire que ... Le sentiment est réciproque. Je t'aime, que tu sois le Diable, un démon, ou un fleur des champs, pour moi cela n'a guère d'importance. Je ne te fais pas confiance pour autant non plus et, quoique cela soit fondamentalement étrange, tu m'as manqué aussi. Ton étrange humour sur le satanisme et tout ce qui va avec. J'apprends beaucoup de choses. Et je sais que c'est ton cas aussi. Tu sais, c'est un équilibre. »

J'attrapai une petite plume de duvet qui voletait dans l'air et la fit tourner entre mes doigts.

« Un équilibre qui régit toutes choses. Les anges, les démons... Au fond peu importe. Notre nature profonde nous permets de contre-balancer ce dont le monde a besoin. Un peu de chaos, et un peu d'amour. » la plume s'envola à nouveau au gré du vent.

Qu'il n'essaie pas de lui mettre des idées saintes dans la tête. Je l'ai à l'oeil.
Je suis content qu'Adam ait envie de rester avec moi. Comme quoi, je dois être un bon père... Je ne l'ai pas trop traumatisé. Je l'ai rendu heureux. C'est tout ce qui compte.

"Merci..." Je glisse une cigarette entre mes lèvres et l'allume. "Tu viens de faire une promesse au Diable, Raphaël. Ange ou non, je te déconseille de la rompre. Je ne plaisante pas avec cela."

Fier de lui ? C'est peu de le dire. Il pourrait devenir éboueur que je trouverais tout de même une raison d'être fier. C'est un gosse exceptionnel... Je tire sur ma cigarette et je baisse les yeux sur la main de Raphaël. Chaque fois qu'il me touche, une désagréable sensation m'envahit. Ce n'est pas physique. C'est psychologique, comme si j'avais peur qu'il se salisse à mon contact. Comme si je pouvais corrompre ses jolies ailes blanches.
Il aura suffi de quelques millénaires de conditionnement pour me faire croire que je suis réellement un être toxique. Dieu est amour, alors le Diable est ...

"Je ne suis pas gentil... Et tu as vraiment besoin de prendre des cours d'humour humain." J'hausse un sourcil perplexe. En vérité, son étrange tirade me fait plaisir, mais il est hors de question qu'il s'en rend compte. "Tu es un véritable poète, mon ange... Mais, j'ai une question pour toi : cela fait dix ans que je donne de l'amour à un humain, dix ans que je fais plus de bien que de mal, ne faudrait-il pas que tu viennes contrebalancer ces actions par quelque chose de plus... Chaotique ? Ce serait amusant."

Je lui fais un clin d'oeil, avant de faire disparaître le mégot de ma cigarette.
Nous rentrons à la maison. Je sors la pizza du four et la découpe en un claquement de doigt. L'utilisation de mes pouvoirs est devenue risible. Aucun démon ne me prendrait plus au sérieux en voyant cela, mais j'aime bien faire la plupart des choses de façon humaine. Je sors des bières et un soda du frigo et j'allume la télé.

"Adam, si tu préfères manger dans ta chambre, tu peux... Mais si tu restes, pourrais-tu expliquer les règles élémentaires du rugby à Julien ? Il ne s'est jamais intéressé aux sports humains... Il préfère manger leur nourriture que jouer à leurs jeux."

Je pose la pizza et les boissons sur la table basse devant le canapé. Je m'installe et fait signer à Raphaël de faire de même.

"Ne fais pas cette tête-là, mon ange. Ce n'est pas aussi barbare que tu te l'imagines. Je suis même sûr que tu finiras par vouloir organiser des parties au paradis... Mais Gabriel ne trouvera pas cela digne des anges majestueux que vous êtes, et il te dira non. J'ai déjà essayé de lui proposer de régler nos conflits de la sorte... Dommage que ce cher Gaby préfère le sang et les épées."

Il avait beau être le Diable, je n'en avais pas peur. Tout nous opposait peut-être mais il n'était pas un être dépourvu de bonté ; Adam en était la preuve. Je flirtais avec les limites mais je me considérais hors de danger pour la simple et bonne raison que toute cette situation ne me paraissait pas mal, bien au contraire. Vivre parmi les hommes m'avait appris une chose : rien n'était tout blanc ou tout noir. On ne pouvait être fondamentalement Bon et fondamentalement Mauvais, et ce n'était pas un blasphème que de le savoir. L'équilibre du monde fonctionnait de la sorte. Dieu lui-même était ainsi ; après tout n'avait-il pas crée les hommes à son image ? Ne leur avait-Il pas laissé le libre arbitre ? Tout était bien compliqué, mais chaque être vivant avait un but précis : les plantes, les hommes, les démons, les anges. Tout.

« Je ne vois pas ce qui est amusant là-dedans, mon cher, mais je suis certain que d'autres événements viendront contrebalancer tes bonnes actions. » J'aimais profondément les hommes et la terre mais les mortels commettaient parfois des actes barbares et égoïstes. Ils vivaient des années très courtes et essayaient de rentabiliser leur existence autant que possible en se saisissant de chaque plaisir, de chaque opportunité, sans s'écouter, sans s'aimer, en détruisant et en oubliant de construire. La vanité humaine. « Je n'aurais donc pas besoin de commettre le moindre péché, et tu pourras continuer à t'occuper de ton fils. A t'adoucir. »

Nous rentrâmes et Lucifer - Nikolaï - rendit la pizza accessible. Bien entendu, lui et moi n'avions pas spécialement besoin de nous délecter de nourriture mais, après tout, puisqu'il nous fallait vivre en compagnie des hommes... Nous devions faire comme eux. Pour ma part, j'avais appris à apprécier certains de leurs petits plaisirs sans pour autant en abuser. Le thé, le sucre, surtout, et certains mets rafraîchissant comme les salades et les sushi - un plat japonais très répandu. Adam hocha la tête et s'assit sur le rebord du canapé en se tournant vers moi. Il commença à m'expliquer les règles de ce sport qui me paraissait atrocement barbare et dépassait mon entendement. Ce n'était pas ce dont je raffolai mais cela semblait faire plaisir à ce jeune homme et me permettait d'observer Lucifer dans un cadre, ma foi, fort différent. Je souris donc avec indulgence et me prêtai au jeu. Cela n'allait pas me tuer !
Je pris place aux côtés de Nikolaï et fis une légère grimace lorsqu'il parla de Gabriel. Il n'était certes pas le plus doux et pacifique d'entre nous mais il avait ses bons côtés.

« Il fait son devoir, tu le connais. » dis-je avec douceur. « Il est vrai qu'il se montre souvent radical dans ses méthodes, mais il est le plus droit de nous tous. Après tout n'est-il pas la main gauche de notre Père lui-même ? Il n'a pas la même vision des choses et il essaye de répandre le Bien en faisant ce qu'il croit être Juste, ne l'en blâme pas trop. Cela dit, je l'imagine assez mal jouer au rugby ou à tout autre sport. Il est vrai qu'il n'aime guère se mêler aux coutumes humaines et préfère les regarder de loin. Quel dommage... » soufflai-je en effleurant le tissu du canapé.

Les hommes étaient ingénieux, inventifs, créatifs, passionnants. Je les aimais et aurais aimé que mes frères Archanges les aiment autant que moi. Malheureusement, j'étais le seul à rester parmi eux, à les guider de la sorte. Nous avions tous notre rôle, après tout, n'est-ce pas ? Je pris une part de pizza pour la goûter. Une pizza cuisinée par Lucifer - j'aurais vraiment tout vu. Cela me fit rire.
Adam s'installa avec nous pour le début du match. Je le regardai lui plutôt que les joueurs - je n'y comprenais rien, de toute façon. J'étais rassuré, et content de pouvoir me désintéresser de Lucifer de manière suspicieuse pour cette année scolaire. Être professeur dans un lycée s'avérerait gratifiant et instructif.

Je m'étouffe avec la fumée de ma cigarette. Mon angelot a le chic pour toujours choisir les termes appropriés. Il aurait pu dire "T'améliorer", mais non, il utilise le mot "adoucir". Comme pour me rappeler que je perds la main. Cela ne part pas d'une mauvaise intention, cette situation plaît à Raphy. Il a l'impression de me voir changer. Évoluer. C'est un ange, les bonnes actions lui procurent plus de plaisir qu'un orgasme. Ce qui n'est pas mon cas. Un petit diablotin sur mon épaule n'a de cesse de me dire que je n'agis pas comme je le devrais. Cette idée a toujours été mon leitmotiv, aller à l'encontre de ce que l'on attend de moi, mais plus les années passent, et plus il me devient difficile de résister à la tentation.
Je suis le Diable, j'ai été créé pour faire le mal. Raphy n'imagine pas une seconde qu'il pourrait m'être difficile, voire douloureux, de fuir mes obligations comme je le fais. Avant, mes voyages sur Terre n'étaient que des vacances. Des interludes appréciables en compagnie de Raphaël. Mais cette fois, c'est différent. J'ai quitté mon royaume depuis trop longtemps. L'avantage, c'est que le temps ne s'écoule pas de la même manière pour moi, et pour Adam. Je devrais pouvoir rester auprès de lui encore de nombreuses années humaines, mais un jour, je n'aurai d'autre choix que de retourner en Enfer.

"Merci pour tes explications, mon grand, même si j'ai l'impression que Raphy n'est pas prêt de jouer avec nous."

Je pose ma cigarette dans le cendrier et prends une part de pizza en écoutant Raphaël. Après tant d'années, le fait qu'il puisse encore se montrer aussi naïf, que ce soit à mon sujet ou aux sujets de ses collègues, me dépasse. Même les anges ne sont pas des montagnes de bonté pure, et les démons ne sont pas des tas de haine destructrice. Il existe des exceptions, mais la plupart des êtres sont nuancés. C'est pour cette raison que la vie est amusante... Du moins, tant que Gabriel ne se mêle pas de mes affaires. Je n'ai pas peur de lui, parce que depuis notre Création, je suis le plus fort, mais il possède un avantage que je n'ai pas : l'estime et la considération de ses pairs. Anges et démons ont une confiance aveugle en ses dires, comme s'il recevait les paroles de Dieu en personne. Ce n'est pas le cas. Gabriel est une vipère. Quand je rêvais de liberté, il cherchait le pouvoir. Celui que Dieu me destinait. Ma Chute le lui a offert sur un plateau d'argent. Il devrait m'adorer, mais il n'attend qu'une bonne occasion pour me déclarer la guerre et m'éliminer.
Raphaël ne voit rien de tout cela. Ce n'est pas dans sa nature d'envisager que Gabriel puisse être aussi égocentrique. Après tout, les Anges ne sont que générosité, amour et compassion. Que fera Raphy lorsque Gabriel comprendra que je ne déclencherai pas de guerre et qu'il devra trouver un autre moyen de se débarrasser de moi ? Quel camp choisira-t-il ?
Pas le mien. Je termine ma part de pizza.

"Je ne m'adoucis pas. Je fais une pause, bien méritée." Je regarde d'un oeil le match. "Tu sais qu'avant Gabriel, c'était moi qui occupais ce poste, n'est-ce pas ? J'ai été un modèle de droiture et de bienveillance." Je lui souris. "Tu donnes ta confiance à tout le monde, et il ne t'en reste plus beaucoup pour toi-même, Raphy, mais je comprends, tu as été créé en ce sens. C'est le petit côté communiste du Vieux, il n'y a pas de place pour l'individualité dans ton monde." Il est plus facile de diriger le troupeau, lorsque toutes les bêtes vont dans le même sens. "J'ai été fabriqué différemment. Je ne faisais pas partie du groupe. Je crois que c'est ce qui a été le plus difficile avant ma rébellion, mais c'est aussi ce qui m'a sauvé. Je suis certain que tu as déjà constaté que Gabriel pouvait prendre des décisions allant à l'encontre de ton sens moral. Le chemin est encore long, mais tu finiras par comprendre que ce n'est peut-être pas lui qui a raison. Parfois, la majorité se trompe, et chaque fois que tu la suis, sans écouter ton coeur, tu perds une petite partie de ce qui fait de toi un être unique." Je reprends ma cigarette, l'allume d'un claquement de doigt et en tire une bouffée. "Si cela peut te rassurer, ce n'est pas pour cette raison que je suis tombé en disgrâce, et il est peu probable qu'en écoutant ton coeur, tu suives mes traces, ne t'en fais pas. Après tout, nous avons des coeurs radicalement différents."

Je constate que Raphy apprécie la pizza. Voilà notamment un bon point de la Chute. Les Anges ne se mêlent pas aux humains. Pourtant, c'est nécessaire. Comment pourrions-nous les juger si nous ne les connaissons pas ? Des hommes pourraient très bien ne commettre aucun péché mortel de leur propre main et tout de même mériter l'Enfer, n'est-ce pas ? Mais qui se soucie de ces détails administratifs, à part moi... Et Raphaël ? Il me ressemble plus qu'il ne l'imagine. En tout cas, il ressemble à celui que j'étais avant que la colère ne m'embrase.
Avec ou sans mon aide, il finira par voir les Anges tels qu'ils sont et Dieu seul sait ce qu'il adviendra à ce moment-là.

"Je ne sais pas pourquoi je perds mon temps à te dire cela, puisque tu es conditionné à ne pas me faire confiance. De toute façon, tu apprendras cette leçon au contact de tes élèves. Il n'existe pas de meilleure école du libre-arbitre que celle des humains. Les adolescents n'ont rien à voir avec les adultes. Ils sont dans cette phase d'entre-deux, à la fois innocents et corrompus. J'ai hâte que tu commences à entendre et voir des choses tellement nuancées que tu ne parviendras pas à les classer dans vos fidèles catégories de Bien et de Mal. Et tu ne pourras te fier qu'à ton propre sens moral pour juger de leur gravité."

J'écrase mon mégot dans le cendrier et j'attrape ma bière. Je bois une gorgée.

"Veux-tu passer la nuit ici ? Nous avons une chambre supplémentaire, ou tu peux dormir dans mon lit comme au bon vieux temps." Devant son air ahuri, je lui souris largement et lui fais un clin d'oeil. "Je plaisante... Quoique, c'est comme tu veux."