[FLASHBACK] Emmène-moi avec toi ! Ft Thomas (le papou) ♥

Que tout s'arrête. Définitivement. Plutôt que de subir la suite des événements.
Si mon père n'avait pas été un homme aussi influent, peut-être que les médias n'auraient pas autant insisté. Jonas, le fils cadet de l'un des hommes les plus importants d'Oslo, retrouvé après avoir disparu sept ans. Jonas, le gamin qui a survécu à l'Enfer. Jonas, a-t-il surmonté le traumatisme de son enlèvement ? Jonas, la putain de bête de foire.

Toutes les nuits, je rêve de Lui. Mais les jours sont bien pires. Mes camarades de classe ne m'adressent plus la parole, de peur d'être contaminés par mon kidnapping, sans doute. Mes frères et soeurs sont devenus des étrangers. Ma mère me surprotège. Mon père ne me regarde plus dans les yeux.
Toutes les nuits, je rêve de Lui, parce que chaque jour qui passe, Il est sur toutes les lèvres autour de moi.

"Jonas, cesse donc de rêvasser. N'as-tu pas des devoirs à faire ? Tu n'étais pas si paresseux, avant toute cette histoire. Ne crois pas que cela t'exempte de passer tes diplômes. Dépêche-toi de déguerpir, j'ai des affaires importantes à conclure."

Je m'écarte de son chemin. Il entre dans le salon. Ses deux associés me saluent. Un autre homme les suit. Je sais qui il est. J'ai entendu mon père parler de lui hier. Une idée me traverse l'esprit.
Si mon père s'intéressait un peu à moi, il saurait que je suis, et que j'ai toujours été, le meilleur élève de ma classe. Peu importe les circonstances. Mais la vérité, c'est qu'il s'en fiche. Il ne me voyait déjà pas avant, pourquoi cela changerait ?

Je m'assois sur les dernières marches de l'escalier, et j'attends qu'ils sortent. Leur réunion me semble durer une éternité. Finalement, mon père et ses deux associés quittent le salon. L'autre homme ne se montre pas.
Je me lève, et je pénètre dans la pièce. J'avais oublié à que point cette demeure était grande et luxueuse. Je n'y ai jamais trouvé ma place. La porte-fenêtre menant à la terrasse est ouverte, il est là. Dehors. Il fume. J'hésite.

Ce n'est pas une bonne idée. Pourtant, je m'approche de lui.

"Dites... Vous êtes bien Monsieur Spears, c'est ça ? J'aimerais... J'aimerais vous engager pour tuer toute ma famille ? Et pour faire croire que je suis mort aussi, avec eux. Vous croyez que c'est possible ?"

Du haut de mes quatorze ans, cette demande doit paraître ridicule. Je me sens stupide.

"Je ne veux plus être Jonas Petterson..."

Pourquoi ai-je choisi ce travail parmi tant d'autres ? L'ai-je vraiment choisi, au fond ? Un entraînement militaire, de l'argent facile, une jeunesse envolée. Ouais. Je l'ai choisi cette vie, la mienne. Je regrette, parfois. Et puis, d'autres fois, je m'en fiche. Les morts, les complots. Le quotidien. Le travail. On apprend à se distancer de soi-même, à ne plus être vraiment soi-même. On apprend à être quelqu'un d'autre, parce que nous-même ? Non. Nous ne pourrions jamais appuyer sur la gâchette, tuer. Alors c'est un autre qui le fait. C'est plus simple à dire. Plus simple à réaliser. Plus simple de vivre avec. Le reste du temps, je bois. L'alcool évite de trop penser et de tomber dans une mélancolie permanente. Je n'ai pas à me plaindre. J'ai de l'argent de côté, des relations. Pas d'amis, non. Dans ce milieu, n'allez pas croire que vous avez des amis. Il n'y a personne de confiance et il est facile d'être poignardé dans le dos. C'est une vigilance constante, une paranoïa parfois désastreuse. Il faut être fort, et quand on ne l'est plus suffisamment il n'y a personne pour nous voir pleurer de toute façon.

Un contrat de plus ne me dérange pas. C'est le travail. J'ai l'habitude. Ca fait plus de dix ans maintenant. Les années passent vite. Je suis chez un homme influent, j'assiste à une réunion importante. Nous parlons d'argent, surtout. Puis des personnes qui dérangent, celles qu'il faut faire disparaître. Froid et sans émotion, j'annonce mon prix. Parce que montrer la moindre émotion serait offrir des failles, montrer une faiblesse. Je ne suis pas là pour leur être agréable. Je suis là pour les servir. J'énonce donc des faits bruts. Ils semblent satisfaits. Pas de langue de bois. Calme, j'explique comment je compte m'y prendre. Je demande un acompte en liquide et le reste en virement sur l'un de mes comptes en banque. L'accord est passé.
Nous nous serrons la main. Je reste dans le salon pour observer le plan, fixer une stratégie, et récolter les informations laissées sur les futures victimes. Pour un travail efficace, il faut agir au bon moment. Ne pas précipiter les choses mais ne pas les laisser traîner. Aller vite peut engendrer des erreurs. Prendre son temps laisse la possibilité de se faire repérer.

Je sors sur la terrasse et allume une cigarette. La vue est sympa. La maison est grande. Spacieuse. Le propriétaire ne se prive de rien. Il a bien raison. J'entends un bruit de pas et tourne la tête. Ah. C'est le gamin qui a été enlevé. J'ai suivi l'affaire de loin mais comment ne pas en avoir entendu parler ? Il a l'air décalé. Mais qui ne le serait pas ?
Je ne m'attendais pas à la question qu'il me pose. Je m'étouffe presque avec la fumée de ma cigarette et le regarde de haut en bas. De bas en haut. Avant de rire. Mais il a l'air sérieux.

« Tu as quel âge, au juste ? T'es pas un peu jeune pour penser aux meurtres ? » j'écrase ma cigarette dans un cendrier sur la table. « Et comment comptes-tu me payer ? »

Changer d'identité, refaire sa vie. Il a peut-être toutes les raisons du monde de me demander ça. Rien n'a échappé à la presse sur l'horreur de son enlèvement. Rien, ou presque. On ne peut peut-être se reconstruire qu'en changeant de vie. Surtout dans ce milieu.

« Si tu veux changer de vie, c'est à toi de le faire et non pas à quelqu'un d'autre. Dans la vie, il faut prendre ce que l'on veut avoir, voilà tout. »

Je n'ai jamais été doué avec les enfants. Ou les adolescents. Mais je ne les tue pas.

Le contraire aurait été étonnant. Je suis ridicule. Avec mes longs cheveux blonds, mon jeune âge et mon air angélique. On ne peut que croire à une mauvaise plaisanterie. Je soupire.
En plus, je n'avais pas pensé au fait qu'il fallait le payer. Quel idiot. Bien sûr que les hommes tels que lui attendent de l'argent. Je n'en ai pas. C'était stupide. Je suis condamné à vivre avec cette étiquette sur le front jusqu'à la fin de mes jours... Le gamin qui a survécu à l'Enfer.

Ce n'est pas juste. Comment ma famille peut exiger de moi que je reprenne une vie normale après ça ? Comment peut-elle imaginer une seule seconde que je désire retourner au lycée, passer mon bac, devenir ingénieur ou docteur ? Je ne veux plus rien. Juste la paix.

"J'ai quatorze ans, et avant... Ça, je vivais dans cette maison. Ici, on n'est jamais trop jeune pour penser au meurtre. Mais je n'ai pas d'argent... Je suis désolé de vous avoir dérangé..."

Je l'observe un instant. À moi de le faire ?
Pourquoi cette idée ne me dérange pas ? Je pourrais le faire... Je pourrais me libérer tout seul de leur emprise. Non, pas tout seul. Si j'ai souvent entendu les conversations de mon père, moi, je n'ai jamais fait de mal à personne.

"Apprenez-moi. Montrez-moi comment faire." Je ne veux pas avoir l'air implorant, mais c'est forcément l'image qu'il doit se faire de la situation. "Vous avez raison, et je sais que je peux le faire, mais je n'y connais rien. Je serai un bon élève, je l'ai toujours été."

Il ne doit rien comprendre. Moi-même, je ne suis pas certain de ce que je fais. Je n'ai aucune raison valable de tuer ma famille. Mon père est odieux, mais les autres... Ils ne m'ont rien fait. Mes deux frères ont seize et dix-sept ans, ma soeur vient à peine de fêter son dix-neuvième anniversaire. Ils ne méritent pas que je prenne cette décision.
Mais je ne ressens plus rien. Ni pour eux, ni pour moi. Je dois mourir, pour renaître, et je ne peux pas le faire tant qu'ils sont là. Tant qu'ils me détestent silencieusement pour avoir été ce gamin assez faible et stupide pour être tombé dans un piège aussi grossier. Tant qu'ils me jugent chaque jour de ne pas m'en remettre assez vite. Tant que je vivrais dans ce pays. Je finirais par regretter cette décision. Peu importe.

"Je n'ai pas de quoi vous payer, mais si vous voulez, je rembourserais vos cours en travaillant pour vous ! Je peux faire n'importe quoi !" L'étrangeté de ces mots me saute aux yeux. "Enfin, n'importe quoi... Dans la limite du raisonnable, évidemment."

Ridicule.

Voilà que je suggère à un gosse de quatorze ans d'apprendre à tuer lui-même pour obtenir ce qu'il veut. Quelque chose ne doit pas tourner très rond chez moi. Mais après tout, la vie est cruelle... Mieux vaut ne pas être du mauvais côté de l'arme le moment venu. Je peux lui apprendre. Ca ne me coûte pas grand chose, dans le fond. Juste un peu de temps et d'énergie. Ensuite le choix sera le sien. Mais je ne suis pas un bon samaritain (un samaritain aide-t-il un adolescent à apprendre à tuer ?), et mon temps est précieux. Chaque seconde est précise. Il doit comprendre que l'erreur n'existe pas. Si l'erreur se produit : il meurt. D'une façon ou d'une autre. Nos employeurs nous tue. Ou on trouve la mort en prison. Une perspective d'avenir peu enrichissante. J'allume une seconde cigarette - je le mérite bien.

« Ecoute heu... Gamin. C'est loin d'être une partie de plaisir ou un apprentissage réjouissant. C'est surtout de la discipline, de la précision et de la stratégie. Si tu laisses un truc au hasard, tu meurs. Si tu te trompes d'une seconde, tu meurs. Je suis pas sûr que ce soit un avenir épanoui, heureux et plein de sagesse. Si tu veux apprendre, je peux t'apprendre. Mais ça ne se fera pas en un jour. Il te faudra quelques mois, et là encore tu ne sauras pas tout. Combien tu pèses ? T'as pas l'air bien musclé. Ni conditionné pour attendre des heures à un post précis. J'suis pas sûr que t'ai les capacités physiques pour tenir le coup. Mentales, peut-être. Et encore. Tuer quelqu'un, c'est se tuer soi-même un peu. Perdre des morceaux de son âme qu'on ne retrouvera jamais. C'est se noyer dans l'eau et remonter juste assez à la surface pour pouvoir respirer. C'est une agonie qui dure une vie entière. »

Je tire sa ma cigarette et laisse échapper un peu de fumée dans l'air. Ouais. Tuer c'est mourir en même temps que l'autre et ne plus vraiment exister. C'est se perdre mais en se retrouvant toujours pour continuer d'exister. C'est être quelqu'un d'autre pour ne vraiment disparaître. C'est changer de vie aussi souvent qu'il le faut. Y'a pas d'argent facile, seuls les connards pensent que rien ne vient sans sacrifice. Je lui jette un regard étonné à sa dernière phrase avant de hausser un sourcil. N'importe quoi ?

« Tu vois, ça c'est une erreur. Tu n'as pas réfléchi avant de parler. T'es mort. » je regarde le ciel un peu trop gris. Je n'ai pas l'habitude de poser de questions mais celle-ci me semble nécessaire : « Et pourquoi tu veux les tuer ? »

Donc, pourquoi ses explications m'effraieraient-elles ? Évidemment, si tout avait été différent. S'il n'y avait pas eu... Lui. Je n'aurais pas voulu de cette vie. Je n'en aurais pas eu les capacités. Monsieur Spears a raison, je ne suis pas très musclé, et je n'ai jamais fait de mal à personne. Mon père m'aurait tracé une voie que j'aurais suivi sans me poser la moindre question. J'aurais eu une femme, des enfants. Je n'aurais pas été malheureux. Je n'aurais pas été heureux non plus...
Mais Il est arrivé, et désormais, l'idée de tuer ne me semble plus si insensée. Comment pourrais-je perdre des morceaux de mon âme, si elle n'est déjà plus là ?

"Sören." Jonas est mort. "Je ne veux pas d'un avenir joyeux et calme, je veux juste un avenir." Quelques mois, cela me semble si long. "Je sais que je n'ai pas l'air très sportif, mais je vous promets que si vous acceptez, je ne me plaindrais pas, je m'entraînerais tous les jours, toutes les nuits s'il le faut !" C'est presque un soulagement d'avoir un but à nouveau... "Actuellement, je crois que je préfère votre longue agonie à la mienne."

Je baisse les yeux, un peu gêné. Je ne veux pas faire d'erreur. Je ne veux pas qu'il hésite, ou qu'il regrette son choix s'il accepte. Je serai le meilleur, et j'éviterai de dire des choses aussi stupides.
Pourquoi ? Je fronce les sourcils. C'est important ? Je pensais que les tueurs professionnels ne posaient pas ce genre de question... Cela dit, je ne connais pas beaucoup de tueurs professionnels à part lui.
Si je lui dis que je n'ai pas de raison précise, il ne voudra pas m'aider, mais je ne peux pas lui mentir.

"Je... J'en ai besoin. Comment vous expliquer ça... Je ne suis plus l'enfant qu'ils ont perdu, et malgré tous leurs efforts, je ne peux pas le redevenir. Jonas est mort, et plus ils utilisent ce nom, plus j'ai la sensation d'être un imposteur. Sauf que... Je ne peux pas partir. Mon père me retrouverait. Il ne m'aime pas, mais il est hors de question qu'un de ses enfants lui échappe... Encore une fois. Et si je ne tue que lui, mes frères chercheront à le venger." J'observe un instant le jardin. Je n'ai pas un seul souvenir heureux avec cette famille. "J'ai conscience que c'est terriblement égoïste, mais... Ils m'ont abandonné, et je ne ressens plus rien pour eux. Je veux effacer cette partie de ma vie."

Je plante mes yeux dans les siens, déterminé.

"Ce que vous avez, peut-être que cela vous tue, peut-être que cela me conduira toute droit en enfer, mais... Ce serait une raison de vivre." Je lui souris. "Prenez-moi à l'essai, juste quelques jours ? Je sais déjà tirer, même si je n'ai jamais rien abattu de vivant. Je vous promets que je serai bon élève, et si vous changez d'avis... Vous n'aurez qu'à partir après ces quelques jours. Ça ne vous engage à rien."

Mais réaliste. Et sûr de lui. Faut avoir des couilles pour demander au tueur engagé par sa famille s'il peut l'aider à supprimer tout le monde. Mais est-ce que c'est pas un geste désespéré ? Est-ce qu'il se rend vraiment compte de ce qu'il veut ? J'écrase ma seconde cigarette dans le cendrier et laisse les dernières traînées de fumée s'échapper dans l'air. Je pose les yeux sur lui tandis qu'il se lance dans de longues explications. Il a l'air sincère et convaincu. Radical d'effacer une partie de sa vie de cette manière mais quelque pars, je comprends. Mon frère et moi on avait pas une famille de rêve non plus. Rien à voir avec ce gosse, mais je comprends qu'on ait envie de s'enfuir, de changer de vie, d'avoir la chance de construire autre chose. Qu'est-ce qui attend un enfant d'une famille aussi influente après le drame d'un enlèvement et d'autres sévices ? Mais je suis pas un ange gardien. Je suis un tueur, et je n'ai pas à me mêler de ses histoires. Ca ne me regarde pas et s'il ne peut pas me payer, je ne vois pas pourquoi j'accepterais.

Je ne sais pas trop quoi penser de cette demande. Elle est inhabituelle, presque dérangeante. Mais plus je le regarde, plus j'ai envie de lui donner une chance. Pourquoi ? Et comment s'en sortira-t-il ensuite ? Si je le prends avec moi, ce sera difficile. Il faut réorganiser une façon de vivre dès lors que nous sommes d'eux. D'un autre côté, je n'ai jamais envisagé l'idée d'apprendre, de transmettre. Cela me plaît, je dois l'admettre. Même si j'apprends à tuer... J'apprends aussi à survivre.

« Je ne sais pas si c'est t'aider que d'accepter. Mais je suppose que tu n'en démordra pas, donc autant te prendre à l'essai comme tu dis. Même s'il n'y a pas d'essai dans ce métier. Si tu te loupes, tu meurs. C'est ainsi. »

Non. Pas de coup d'essai. Une seule chance. Je plonge les mains dans mes poches et commence à retourner à l'intérieur.

« Cette nuit, 1h, derrière la cabane de la déchetterie. C'est un endroit assez désert pour faire du bruit sans attirer la police. J'amènerai un flingue pour toi, et je verrai ce que tu vaux. »

Avec une arme dans les mains, je verrai s'il est sérieux.


A 1h précise, je suis déjà là, adossé contre une poubelle, entre deux cartons. Je regarde ma montre. S'il arrive en retard, il a déjà perdu. Je lève la tête vers la lueur du lampadaire qui éclair un coin de la déchetterie et lâche un soupir. Mon souffle se perd dans le vent froid et se fige un instant avant de s'évaporer. Je prends une cigarette et l'allume. Soudain, une ombre surgit. Je baisse les yeux sur la silhouette de Sorën. Il n'est pas en retard. Et il est venu. Quelle témérité. Seul avec un tueur à gages qui lui a donné un rendez-vous secret loin de toutes oreilles.

« Ne fais jamais confiance à personne. Surtout lorsqu'on te donne rendez-vous dans un lieu reclus. » lui dis-je avant de sortir mon arme et de la braquer sur lui. Test numéro 1. Quelle va être sa réaction ?

Si les contacts ne m'avaient pas autant répugné, et si la situation n'avait été aussi dramatique... Il accepte. Pour la première fois depuis longtemps, je ressens une sorte de soulagement, comme si tout allait s'arranger. Soit je réussis, et je les tue. Soit je meurs. De toute façon, j'ai l'intime conviction que ce sont les deux seuls choix qu'il me reste.

Je hoche la tête. C'est entendu.


Je plonge l'éponge dans le seau d'eau savonneuse, et je frotte le sol de ma chambre avec ardeur. Je sais que tout est déjà propre mais je ne peux pas m'empêcher de nettoyer lorsque je suis angoissé. L'expérience m'a appris que suivre un inconnu dans un endroit désert était une mauvaise idée, mais je ne peux plus me défiler maintenant. Si M. Spears est sincère, il pourrait changer ma vie... S'il ne l'est pas... N'ai-je déjà pas connu le pire ? Que pourrait-il m'arriver d'autre ? Je n'ai plus grand chose à perdre.

Je me relève, pour constater avec satisfaction que tout est parfaitement en ordre. J'ai besoin que tout soit à sa place. J'étais déjà un peu maniaque avant mon enlèvement, tout a empiré après. Chez Lui, je passais mon temps libre à astiquer et à ranger. J'avais l'impression de garder le contrôle sur mon environnement. Sur ma vie.
Je regarde ma montre. Je devrais être pile à l'heure. Comme tout le reste, je suppose que cela fait partie de mes obsessions. À ce stade, je ne peux plus les appeler "manie".
Je sors par la fenêtre. La nuit est claire. Je prends bien soin de ne pas tomber - de ne pas me salir. J'attrape la gouttière, que j'utilise pour descendre. Je me rends au lieu de rendez-vous.

Il est déjà là. Je m'approche. J'ai presque envie de rire en entendant sa remarque. Comme si je ne le savais pas. Je dois vraiment avoir une case en moins pour refaire la même erreur une seconde fois, n'est-ce pas ?
Il pointe son arme sur moi. L'idée qu'il puisse me tuer ne m’apparaît pas comme un drame assez grand pour réagir. Je le regarde, sans bouger.

"Je ne fais confiance à personne, monsieur Spears. J'ai appris cette leçon le jour où j'ai accepté de suivre un inconnu jusqu'à sa voiture pour retrouver un chien qui n'a jamais existé." Lorsque j'ai raconté à la police comment Il m'avait enlevé, mon père a dit que j'étais stupide, que ce ne serait jamais arrivé à l'un de mes frères. "Je ne suis pas ici parce que je vous fais confiance, mais parce que je n'ai plus d'autres choix." Je lui souris. "C'est sans doute un peu prétentieux, mais j'ai déjà vécu le pire, je n'ai pas peur de vous. Je n'ai plus peur de personne."

Je n'ai plus peur de rien. Les seules émotions que je ressens toujours sont la colère, l'angoisse, le dégoût... Mais la plupart du temps, je suis vide.

"Si cela peut vous rassurer, j'ai hésité à laisser un message au cas où je ne reviendrais pas, mais je ne pouvais pas risquer que quelqu'un le trouve si vous étiez sincère. J'ai aussi envisagé de venir avec une arme pour pouvoir me défendre, mais contre vous, je savais que je n'aurais aucune chance de gagner un combat. Alors, j'ai simplement pesé le pour et le contre... Je ne pouvais pas laisser passer une chance comme celle-ci, malgré les risques."

Je l'observe... Va-t-il baisser son arme ?

"Ce petit jeu sera plus amusant lorsque vous m'aurez appris à me défendre dans ce type de situation, non ?"

Au contraire, il s'avance un peu, téméraire. Je le regarde sans bouger d'un cil, le doigt sur la gâchette, prêt à tirer comme je lui en fais la menace. Il semble avoir réfléchi à l'éventualité de venir ici, et ne tiens pas assez à la vie, visiblement, pour avoir peur ou pour en montrer le moindre signe. Il m'intrigue. Je ne comprends pas très bien qu'un gosse de treize ans puisse en venir à de pareilles extrémités pour changer de vie, mais je ne sais pas vraiment ce qu'il a vécu. Cela fait grandir trop vite, sans doute. La réalité prend un sens alors bien différent. Je l'observe, il parle. Intelligent, cela permet de capter l'attention de son assaillant - si on a le temps de le faire. J'écoute ce qu'il a à me dire et les arguments qu'il avance.
La peur est une émotion à gommer définitivement. S'il n'a pas peur de mourir, c'est un atout précieux. Car, dans ce métier, il peut mourir à tout moment. Pourtant, malgré cette absence de crainte devant son propre destin, il n'en garde pas moins un instinct de survie. Car, sans ça, il ne m'aurait alors même pas adressé la parole pour me demander de l'aider. Je reste cependant impassible, indéchiffrable. Il n'a pas peur de mourir mais mourir serait regrettable. Autrement, il ne perdrait pas son temps à marchander.

« Un jeu ? » je hausse un sourcil. « Mais ce n'est pas un jeu. C'est une épreuve. Un test. Une leçon, si tu préfères. » Je baisse mon arme et le regarde. « Je voulais savoir comment tu allais réagir, un pistolet braqué sur toi. Car cette situation pourra probablement t'arriver et il ne te faudra pas avoir peur, ce qui est un atout. Tu as un instinct de survis, sinon tu ne me demanderais pas tout ça et tu n'aurais pas pris la peine de me parler, de me convaincre. C'est pas mal. »

Je range mon pistolet et m'approche d'une pile de vieux cartons. Au-dessus, je place une bouteille que je ramasse dans les décombres. Je me place près de lui.

« C'est un revolver 38 Special, calibre 9 millimètres. Il suffira pour un premier entraînement, mais ce n'est clairement pas avec lui que tu tueras tes cibles. Je t'apprendrai ce que je sais sur les armes et tu devras retenir mes enseignements à la lettre pour faire le choix qui te semblera le plus judicieux le moment venu. Tu sauras tirer avec certaines armes, et tu devras faire du sport pour muscler ton corps de gringalet. Maintenant regarde. »

Je me mets en position pour lui montrer comment tenir l'arme, son corps, sa posture. Je n'appuie pas sur la gâchette et lui donne l'arme pour qu'il reproduise ma position.

« Tu ne tiras pas tant que je ne te dis pas de le faire. »

De toute façon, il n'y a aucune balle dans le pistolet.

J'en éprouve une étrange sensation de fierté. Voilà longtemps que cela ne m'était plus arrivé. Désormais, je suis certain de mon choix. Thomas est le seul capable de me sauver de ma longue agonie. Il n'est ni bienveillant, ni compatissant, ni courtois, mais lui au moins, il ne me ment pas. Il ne cherche pas à m'amadouer. Il ne cache pas ses intentions derrière un masque sympathique et souriant. Il est le premier adulte qui me parle sincèrement. Froidement.

J'hoche la tête. Un enfant qui échappe à son bourreau après quatre ans d'enfer possède forcément un instinct de survie. Après tout, pourquoi devrais-je mourir ? Je ne suis qu'une victime qui cherche à se reconstruire. D'autres mourront. Pas moi.

"Pardon, je ne voulais pas avoir l'air de me moquer de vous."

Je le regarde un instant. À son contact, je me sens de nouveau vivant. Et, en vérité, j'aurais des centaines de questions à lui poser sur son métier, sur sa vie. Mais, je retiens ma curiosité. Je sens que cela ne lui plairait pas. Je suppose qu'il me révélera les choses importantes en temps utile.

"D'accord. Je ferai tout ce qu'il faudra... Même du sport, avec un peu de chance, vous ne m'obligerez pas à courir derrière un ballon..."

Le sport n'a jamais été dans mes domaines de prédilection. Même avant mon enlèvement. Je n'ai jamais eu l'esprit d'équipe et je préférais les livres à la course. Mais je ferai tout ce qui est nécessaire pour le convaincre de me garder à ses côtés.
J'observe attentivement sa posture, puis je prends l'arme qu'il me tend. Je n'ai jamais tenu de revolver. Mon père m'a appris à tirer juste avant mon enlèvement, avec un fusil. Il espérait pouvoir m'emmener chasser avec mes grands frères. D'après lui, un garçon ne devient un homme qu'après avoir ôté une vie. Sera-t-il surpris lorsque je pointerai le canon de mon arme sur lui ?

J'essaie d'imiter la position de Thomas au mieux. Ce n'est pas du tout pareil qu'avec un fusil. Je ne pose pas mon doigt sur la détente. J'ai toujours été un garçon obéissant.

"Pourquoi avez-vous accepté de m'aider alors que vous n'aviez aucune raison de le faire ? Vous auriez pu me donner ce rendez-vous pour vous débarrasser de moi et ne jamais venir... "

Je me concentre à nouveau sur la cible et sur ma position.

"Merci de ne pas l'avoir fait. Vous étiez ma dernière chance de retrouver une vie ... Normale."

Il a une curieuse vision du sport. Non, pas curieuse. Normale. Tout le monde voit ça sous cet angle, n'est-ce pas ? Sauf les gens comme nous. Les gens qui n'ont pas le choix. Pour survivre. Je le regarde ; il m'a l'air plus déterminé que jamais. Je me demande alors ce que je suis en train de faire. Aider un gosse à tuer sa famille. Suis-je tombé aussi bas ? Mais il le fera tout de même, d'une manière ou d'une autre. Un jour ou l'autre. Si ce n'est pas moi qui l'aide, il trouvera un autre moyen. Je le sais. Je préfère lui permettre de faire le moins de dégâts possibles. Lui permettre d'effacer les traces derrière lui, et puis de s'effacer lui-même. De changer de vie. Qui sait ? Peut-être qu'en tuant il trouvera un peu de vie dans le néant qui semble flotter autour de lui ? Si jeune, putain. Quelque part, ça m'attriste. Ca me révolte. Ca me dégoûte. Des vies gâchées, piétinées, et pourquoi ? Je secoue la tête et chasse ces pensées parasites. Trop penser, c'est mauvais pour le business.

Je regarde sa posture alors qu'il tente d'imiter la mienne. Ce n'est pas si mal. Il apprendra vite, sans doute. Il a l'envie d'apprendre vite. C'est un point de départ conséquent. Je pèse le poids de sa question alors qu'il se concentre sans appuyer encore sur la détente. Je rallume une cigarette. La fumée brûle ma gorge, une sensation presque douce à vrai dire. Je lève la tête vers le ciel nocturne et regarde un instant les étoiles avant de reporter mon attention sur lui. Ce gamin qui s'apprête à faire le saut de l'ange. Mais il a déjà éparpillé des bouts de lui-même sur le chemin. Il ne peut plus les ramasser, ni même les recoller. Il doit s'en constituer de nouveau, combler les vides.

« Ne pose pas de questions inutiles. Les réponses importent peu. Concentre-toi. »

En vérité, je n'ai pas envie de répondre. Mais c'est aussi vrai : les questions n'amènent pas toujours des réponses plaisantes. Et de mon côté, je préfère ne pas trop y penser. Chaque action n'avait pas besoin d'être formulée à voix haute, de trouver sa source dans une raison précise, explicable. Je secoue la tête et prends une autre bouffée de cigarette.

« Tu n'auras pas une vie normale. Jamais. Tu auras un semblant de vie. Une vie factice. Tu perdras d'autres moreaux de toi, d'autres parties de ton âme. Tu recolleras des morceaux. Mais ce ne sera pas normal. Mais rien ne l'est. Alors c'est peut-être mieux ainsi. Qui sait ? Maintenant concentre-toi.  »

Je me place derrière lui et corrige sa posture avec de petites tapes sur ses bras et ses cuisses. Une fois satisfait je hoche la tête.

« Ouais. Ce n'est pas trop mal. Tu serais capable de reproduire cette exacte posture ? Il faut l'adapter à chaque arme, toutes non pas le même poids ni la même précision. »