Renvoyez-moi, Directeur, nous gagnerons du temps... Ft Barth

Heureusement que j'arrive à ma majorité, parce qu'il me semble de plus en plus évident que mes capacités à inventer une plaisanterie originale, drôle et énervante, s'amenuisent de jour en jour. J'ai la sensation d'avoir tout vu, tout dit, tout fait. D'être arrivé à la fin d'une époque violente mais formidable, où je ne peux que me remémorer mes plus belles bêtises.
Aujourd'hui, je fais le bilan, et je m'en rends compte à quel point je peux être stupide. Si j'ai terni la réputation de mon père avec un talent certain, alors que dire de la mienne ? Je me suis bien amusé, à voler dans les magasins, à vendre mon corps dans une ruelle, ou à taguer des voitures de police, mais j'ai ruiné toutes mes chances d'avoir un futur un peu équilibré. Tout ça pour faire un chier un homme qui préfère me donner des coups de ceinture plutôt que m'adresser la parole... Ce qui, évidemment, n'a pas arrangé la situation.
J'ai bien foiré, et je n'ai aucun regret.

Alors, forcément, à côté des pires choses que j'ai pu faire, afficher un poster de Jane, la fille de l'employée de mairie, en string, avec écrit "Je suis une petite coquine" dans le hall de l'école, ça me semble dérisoire. Ce n'était qu'une blague. Pas drôle, certes, mais une blague. Les filles sont si coincées. Si attachées à leur image de gamine modèle alors qu'au fond, elles sont aussi délurées que les rumeurs le laissent penser. C'est un truc que je ne peux pas comprendre. Évidemment, elle est allée se plaindre. Évidemment, ça ne pouvait être que moi. Évidement, je vais sans doute devoir remercier Barth de m'avoir évité des conséquences plus graves qu'une simple retenue...
Ma vie est une boucle infinie et je suis coincée à l'intérieur. Les événement se répètent sans arrêt.

"Ah ! Monsieur le Directeur, je commençais à m'ennuyer, tout seul, devant la salle... Vous devriez me donner les clés, nous gagnerions du temps puisque c'est un peu ma deuxième chambre. Troisième si on compte celle que j'ai encore le droit d'occuper chez mon père."

Maintenant que j'en parle, il me semble étrange de me retrouver tout seul. Les lycéens sont nombreux, comment se fait-il que personne d'autre ne se soit fait coller aujourd'hui ? Quel plaisir. Partager un tête à tête avec le Directeur. Je suis ravi.

"Ça abrégerait notre séance de thérapie si je vous disais tout de suite que je me suis excusé auprès de Jane, que je suis sincèrement désolé de ce que j'ai fait et que je ne recommencerais plus ?"

Après les derniers échanges que Ben et moi avions eu dans mon bureau, je préférais être celui en charge de sa retenue. Je rentrerai plus tard chez moi, mais je n'avais pas envie de laisser ce travail à un autre. Je m'en voulais beaucoup, pour la tournure qu'avait pris notre discussion. L'avais-je laissé tomber ? Je laissais tomber tellement de monde, à commencer par cet établissement et tous les élèves qui y séjournaient. Je n'avais pas beaucoup de poids, malheureusement, malgré toute la bonne volonté du monde. Mes efforts autrefois consacrés sur Zach pouvaient maintenant se tourner vers eux tous. Je pris donc une profonde inspiration et m'approchai de la salle. Ben attendait devant. Combien de fois avions-nous vécu la même scène depuis le début de sa scolarité ? Combien de fois s'était-il retrouvé dans mon bureau, puis ici, à deux doigts d'être exclu pour ses conduites ? Je lui adressai un regard qui se voulait sévère quand il me salua mais je ne trompais personne, n'est-ce pas ? J'avais beaucoup de sympathie pour ce garçon et aurais aimé faire d'avantage que ce que je ne faisais déjà. On ne peut sauver tout le monde. Voilà ce que toutes mes vies avaient pu m'apprendre au fil des siècles. Une triste et cruelle vérité. Mais je ferai malgré tout ce que je pouvais.

« Je crois que tu as déjà fait faire le double de quelques salles, je doute que tu ai donc besoin de me demander une quelconque permission pour faire ce que tu veux. Ce qui est toujours le même problème, n'est-ce pas ? »

Je le laissai entrer et s'installer avant de refermer la porte derrière nous. Oui. Ben n'apprenait jamais les leçons qu'on pouvait lui donner et recommençait toujours à dépasser les limites. Il se tenait tranquille quelques jours puis tout recommençait. Je m'étais habitué, à force. Il ne me surprenait plus vraiment : quoique, sur ce coup-là, il avait tout de même fait fort. Afficher ainsi cette jeune femme, je me demandais ce qu'il lui était passé par la tête. Ca ne lui ressemblait pas vraiment. Mais après tout... On n'est jamais au bout de ses peines et de ses surprises.

« Ca pourrait l'écourter. Mais il y a deux questions rhétoriques qui se posent d'abord : étais-tu vraiment sincère ? Et, es-tu sûr que tu ne vas pas recommencer ? Dans les deux cas, la réponse est non. Alors notre petit tête à tête sera aussi long que prévu. »

Je m'assis derrière le bureau. Nos séances de retenues n'étaient jamais ponctuées d'exercices ou de recopiages ennuyeux ou inutiles. Nous parlions pendant une heure et demie, deux heures. J'essayais de lui faire comprendre que certaines limites ne pouvaient pas être dépasser, qu'il devait se contenter d'agir autrement mais cela semblait peine perdue. Je ne m'avouais pas vaincu, mais il fallait admettre qu'il ne changerait probablement jamais.

« Je ne doute pas que tu connaisses la portée de tes actes, et ce que ces actes ont de néfastes. Mais tu n'en es pas désolé, sinon tu ne recommencerai pas sans cesse. Peut-être pas ça, précisément, mais il y aura autre chose. Et nous nous retrouverons là à nouveau... Mais avant d'aller plus loin, je tenais à te présenter mes excuses pour la façon dont notre dernière conversation s'est achevée. Je ne voulais pas donner l'impression de rejeter tes paroles, ou de ne pas tenir compte de toi. »

Je voulais être clair sur ce point même si, techniquement, je n'avais pas vraiment à présenter d'excuses.

« Maintenant veux-tu bien m'expliquer pourquoi tu as fait ça ? »

Je lui souris en entrant dans la salle. J'aurais dû me douter qu'il était au courant de cela. Rien ne lui échappe. Surtout pas moi. Barth est gentil, mais demander la permission me ferait perdre tellement de temps... Et rendrait les choses nettement moins amusantes.
Je m'installe à une table. Près de la fenêtre. Comme d'habitude, il préfère profiter de cet instant privilégié entre nous pour discuter. Puisqu'il sait très bien que je ne me rendrais jamais chez le psychologue scolaire de mon plein gré. N'est-ce pas odieux, de me piéger de la sorte ?

"Vous voyez un problème, là où je vois une solution. Pourquoi demander la permission pour quelque chose que j'obtiendrai de toute façon ?"

Je pose une main sur mon coeur. Peiné de ce que j'entends. Moi ? Pas sincère ? ... C'est plus compliqué que ça. J'étais sincère. Je ne voulais aucun mal à cette fille, mais... Nous rencontrons tous notre lot de souffrance dans ce monde. Jane me détestera jusqu'à la fin de ses jours pour une histoire que je ne trouve pas si grave, alors oui, Barth a raison, je ne l'étais pas entièrement. En vérité, les problèmes existentiels que je lui ai causés me semblent tout à fait dérisoires.
Dans ce cas, je suis une vilaine personne, et j'accepte les deux heures de thérapie. Je n'ai pas le choix.

Ah ! Des excuses, voilà qui me semble bien plus intéressant !
Barth ne peut pas le savoir, mais je ne garde pas de rancune. Je ne m'attendais à rien de sa part, je n'ai donc pas été déçu de la tournure des événements. La vie m'a appris que l'espoir rendait malheureux. Je me contente du jour présent, les gens défilent, et à la nuit tombée, j'oublie tout dans les bras d'une jolie fille. Barth ne fait pas exception, mais j'apprécie son discernement.

"Je reconnais que je n'ai pas tourné les choses de façon à vous ménager, et que je n'ai pas été très respectueux. Mais il n'y a aucun problème, monsieur le Directeur. Je suis ravi d'avoir réussi à vous énerver." Je lui souris joyeusement. "Cependant, j'aimerais que cela ne se reproduise plus. Vous me connaissez depuis suffisamment longtemps pour savoir que je fais exprès de choisir les sujets, et les mots qui vous feront réagir. Vous devriez être plus malin que je ne le suis, et ne pas vous laisser embobiner."

J'apprécie Barth. Sincèrement. Je le teste. Comme je teste tous les gens autour de moi. J'ai besoin de connaître leur faiblesse, d'appuyer là où ça fait mal, de les pousser dans leurs derniers retranchements. S'ils ne restent pas, c'est qu'ils n'en valaient pas la peine... La seule personne avec qui je n'ai pas tenté l'expérience, c'est John. Avec lui, je ne peux pas. J'ai trop peur de le perdre... C'est étrange.

"Jane est mignonne. Je voulais en faire profiter tous mes petits camarades."

Je ne pense pas qu'il serait judicieux de dire que c'était simplement un pari, que je suis presque certain que Damon va en retirer du profit d'une façon ou d'une autre, mais que je ne pouvais pas me défiler sans passer pour un lâche. Déjà que Barth ne doit pas avoir une très haute opinion de mes actes, je passerais définitivement pour un crétin. D'ailleurs, rien que d'y penser, je me sens stupide. Courageux. Mais stupide.

"De mon point de vue, Jane est une jolie fille qui a accepté de m'envoyer des photos d'elle dénudée. À partir de ce moment-là, pourquoi ne pourrais-je pas les partager ? J'estime qu'elle n'a aucune honte à avoir. Les jeunes de mon âge sont hypocrites. Ils organisent des orgies et inventent des jeux sexuels délirants, mais ils jouent les vierges effarouchées dès qu'une photo ou une vidéo sort sur le net. J'ai fait des choses bien pires que poser en string, et je n'en suis pas mort. Jane survivra."

Quitte à passer pour un pervers, autant jouer ce rôle à fond, n'est-ce pas ? Je pense ce que je dis. Mes camarades sont des idiots qui craignent de ternir leur image en public, mais en privé, ils sont obsédés et pervers. Malheureusement, ce n'était pas le cas de Jane. Dommage.

Je n'auras probablement jamais du mais, malgré moi, je m'étais attaché à lui. A son histoire, son paraître, ses phrases. J'avais beaucoup d'affection pour cet élève que je connaissais un peu mieux grâce aux nombreuses heures de retenues que nous avions déjà fait ensemble et aux toutes aussi nombreuses convocations dans mon bureau. Les punitions ne faisaient jamais effet sur lui, et Ben en avait assez conscience pour ne pas jouer le rôle de l'élève faussement désolé. Il ne l'était pas vraiment et, effectivement, il ne l'était pas car il ne voyait pas vraiment le mal dans ses actions. Et pourtant... Je lâchai un léger soupir et attrapai mon stylo entre mes doigts.

Lorsque je repensais à notre dernière conversation, je me sentais fatigué. M'énerver n'était pas vraiment le mot, mais je devais admettre ne pas avoir pu faire face à cette discussion. Trop de choses devaient être faites, et Ben en ignorait beaucoup. Il était encore jeune et malgré sa vivacité d'esprit il ne pouvait pas vraiment comprendre tous les enjeux de la situation.

« Il s'avère que parfois, même lorsqu'on connaît bien une personne, elle parvienne malgré tout à nous désarmer. Les années d'expérience ne rendent pas moins vulnérable, nous sommes des hommes après tout. Loin d'être infaillibles. » dis-je avec un certain regret.

Non, loin d'être infaillible c'était certain. Et je trouvais bien triste la manière qu'avait Ben de se défendre face aux autres et à la vie. Tester les limites jusqu'à les faire exploser n'était pas la solution pour vivre une vie saine. Mais je le connaissais effectivement assez pour savoir que le lui dire ne changerait pas grand chose. Il ne changerait pas comme ça. Changerait-il seulement ? Fallait-il changer ? Tant de questions sans réponses.
Les explications qui suivirent ne furent d'ailleurs pas plus claires.

« Cela s'appelle une atteinte à la pudeur. Elle a partagé des photos avec toi dans un cadre privé mais cela ne te donne pas le droit d'en disposer comme tu le souhaites, encore moins de les afficher dans un lieu public. Elle, ou sa mère, pourraient porter plainte. » je l'informais simplement des conséquences. Il était peut-être au courant et avait décidé de ne pas prendre ces points en considération. « Tu devrais être plus malin et ne pas agir sans jamais penser aux répercutions dans la vie des autres. Ou de la tienne. » m'amusai-je presque à reprendre ses mots. « Ce que tu fais, toi, ne te regarde que toi. Tu n'as peut-être aucune honte à exposer ton corps, à le voir exposer, mais c'est toi qui en en décide pas quelqu'un d'autre. Je doute que Jane ait eu envie d'afficher le sien. Il y a des choses que tu ne peu décemment pas décidé pour les autres. Et ça en fait en partie. »

Si seulement il pouvait comprendre que certaines choses étaient simplement méchantes, et gratuites, dans son comportement. Il n'avait pas mauvais fond mais, parfois, ses actes reflétaient un égoïsme sans bornes. Je l'aimais bien, et je savais qu'il n'était pas aussi mauvais qu'il voulait le faire croire... Tout un mécanisme en route depuis des années, peut-être même depuis son enfance. Difficile de le raisonner, surtout en ma position de directeur et non en tant que parent, ou en tant que véritable psychologue.

« Tu y trouves vraiment un intérêt ? Si oui, je suis curieux d'entendre lequel. »

Dans mon monde, il serait inenvisageable de reconnaître ses faiblesses. Paraître infaillible m'a toujours semblé être le plus important. Ne pas pleurer. Ne pas s'agenouiller. Ne pas s'excuser. Ne pas admettre que l'on a eu tort, voire mieux, ne pas avoir tort. J'ai toujours obéi à ses principes, par imitation. Pour éviter de m'ouvrir aux autres. Accepter de se tromper, c'est leur dévoiler une faille. Leur offrir un bouton sur lequel appuyer si les choses tournent mal... Pourquoi Barth fait-il cela avec moi ?
D'habitude, personne ne prend la peine de me présenter des excuses. Je ne fais rien pour les mériter... Je ne sais pas pourquoi lui se comporte différemment. Comme s'il m'appréciait sincèrement.

"Elles devraient porter plainte. Mon père leur verserait une jolie somme pour les faire taire, et l'argent leur ferait oublier toute cette histoire, tout le monde serait gagnant." Sauf moi, sans doute. "Hé, vous n'avez pas le droit d'utiliser mes phrases contre moi ! Si je songeais aux répercussions, j'agirais beaucoup moins. La vie serait terne, et ennuyeuse. Je n'ai pas le temps de m'ennuyer."

Je sors une cigarette que je glisse entre mes lèvres sans l'allumer, et je m'affaisse dans mon siège. Damon ne m'a obligé à rien techniquement. J'aurais pu inventer une histoire de toute pièce, Jane aurait sans doute moins souffert...

"Je comprends." Et j'espère que cette histoire n'empêchera pas d'autres filles de m'envoyer des photos d'elles... "Je ne voulais pas blesser, Jane... Et c'était stupide de ma part." Je le pense sincèrement. "Je fais ce que je veux avec mon corps, pas avec celui des autres. Même si je trouve ça dommage."

Je souris à Barth, puis je regarde par la fenêtre un instant.

"Pour être honnête... C'était une sorte de pari. On m'a demandé de faire courir une rumeur sur elle, et je préférerais que ce soit vrai, plutôt que d'inventer un mensonge... Même si je pensais ce que je vous ai dit, et que j'ai du mal à concevoir qu'on puisse être autant dérangé par la nudité, je n'ai pas fait cela que pour m'amuser." Je reporte mon attention sur lui. "Je sais ce que vous vous dites, que c'est stupide, et vous avez raison, j'en ai bien conscience mais..." J'hausse les épaules. "J'aime ça. Les défis inutiles, idiots et dangereux, ça me donne la sensation d'être vivant... Surtout lorsque l'autre joueur est Damon. Chaque fois que je m'approche de lui, je sens que je me brûle, mais je ne peux pas m'empêcher de le faire. Il est meilleur qu'une baise sous cocaïne."

Je penche la tête sur le côté. Je sais que rien ne sortira d'ici. Que pourrait-il faire de toute façon ? Damon a toujours été intouchable, et hors de contrôle. C'est ce qui le rend si attirant... De toute façon, je ne reproche rien à Damon. Je me suis lancé dans ce jeu de mon plein gré et je n'ai pas envie qu'il s'arrête. Je voulais simplement être honnête envers Barth. Puisque c'est le but de notre petite entrevue.

"Techniquement la mauvaise influence de Damon est annulée par la bonne influence de John, non ?"

Deux concepts que tout oppose et qui, pourtant, ne signifient rien. Les êtres humains ne possédaient en eux ni bien absolu, ni mal absolu, résultats d’erreurs, de choix, de décision. Je ne me serais pas permis de parler de destin ; le destin était un terme bien vague qui permettait de trouver un sens aux coïncidences ou aux conséquences. Ici, il s’agissait de tout autre chose ; face à moi, Ben. Un garçon qui n’avait pas mauvais fond et qui, pourtant, se bornait à mal agir, à provoquer, à chercher les limites afin de les dépasser, de braver les interdits jusqu’à ce que les punitions tombent - et ne lui apprennent rien. Il possédait bien plus de force qu’il ne le soupçonnait sans doute, bien plus de détermination et de courage qu’il le pensait, ou le laissait penser. Des choses qui ne pouvaient pas s’apprendre, qui s’acquéraient.

Je posais sur lui mon regard calme, lui présentait un visage impassible et pourtant bienveillant. Je n’étais moi-même pas quelqu’un de bien. J’avais menti, trahi, tué directement et indirectement, je revenais de loin, m’étais montré d’un égoïsme sans précédent, aurais très bien pu sombrer dans la folie si je ne m’étais alors pas raccroché à un but, un objectif. Sans Zach. Si je m’étais attaché à lui (à toutes les versions de son existence), je l’avais également sauvé par individualisme, car on agit avant tout pour soi-même. Peu de gens étaient réellement désintéressés. Je ne l’étais pas. Pas vraiment. Peut-être davantage aujourd’hui, car je n’attendais rien de Ben, et je souhaitais pourtant l’aider. Mais là encore, je le faisais aussi un peu pour moi. Pour apaiser la douleur de la perte toujours présente. Par culpabilité dévorante. Celle qui me rongeait chaque jour quoique je fasse.

“Je sais que tu comprends. Je crois même que tu es sincèrement désolé de l’avoir blessée. Avoir de mauvaises fréquentations n’excuse pas de mauvaises actions, et ce n’est pas avec moi qu tu devrais être le plus sincère, mais avec Jane, pour qui tu ne pourras jamais vraiment réparé ce que tu as brisé. Tu sais déjà tout ça.” Car il le savait très bien.

Ben n’était pas un garçon stupide, loin de là. Il percevaut bien les choses, cernait même plutôt bien les gens de son entourage. Il n’avait pas de mauvaises notes dans les matières susceptibles de l’intéresser, et il utilisait ses atouts pour parvenir à ses fins. Un moyen habile de s’en sortir, dans la vie, il fallait l’admettre. Mais cela le satisfaisait-il vraiment ? Il était un peu jeune pour être si réaliste.

“Damon est un jeune homme magnétique, et je suis sûr que ton ami Jonathan te fera mieux la leçon que moi au sujet de tes fréquentations. Moi, je n’ai rien à y redire. Je ne peux que te conseiller de choisir avec soin tes alliés, et de ne pas te brûler les ailes en essayant de te t’emparer du soleil. Le soleil est peut-être attirant, mais la chute pourrait être douloureuse ; tu es quelqu’un de bien, et il serait dommage que la vie balaye ce que tu refuses pourtant de voir et d’admettre.”

Je le regardai avec une sincérité étonnante. Je savais que je pouvais m’adresser à lui de la sorte. Il était important qu’il comprenne, mais s’il connaissait déjà les risques et avait simplement décidé de ne pas y prêter attention.
Jonathan Around était un garçon d’une intelligence rare, mais d’un mépris dérangeant. Il n’aimait pas se mêler aux autres et n’était président d’un club que par obligation de ma part, afin de le pousser à s’ouvrir à ses camarades, l’éloigner d’une solitude pouvait être dangereuse. Que Ben et lui soient devenus proches, voire amis, m’étonnais, mais il pouvait être une influence positive, comme le laissait entendre mon jeune élève, ici présent. Il allait sans dire que je m’arrangerai pour les mettre dans les mêmes classe, à côté. Certaines rencontres pouvaient changer des perspectives, remettre un coeur meurtri à neuf. Deux âmes solitaires se compléteraient sans doute, n’est-ce pas ?

“Je ne suis pas certain que les choses marchent ainsi ; je suis d’ailleurs étonné que tu aies pu trouver ton compte auprès de Jonathan. C’est un élève vif et intelligent, qui aurait pensé qu’il puisse t’intéresser ? Te fascine-t-il, lui aussi, d’une autre manière que le soleil, bien sûr ?”

Je peux concevoir que Damon représente un danger immédiat. Il m'excite et m'attire plus que la lumière n'attire un papillon de nuit. Il pourrait me mener vers des abysses que je n'ai pas envie d'explorer, et me faire faire des choses que je n'ai pas envie de faire. Car il possède ce pouvoir de persuasion-là. Mais qu'est-ce qui fait dire à Barth que je suis quelqu'un de bien et pas lui ? Le fait que je sois capable d'éprouver de l'empathie ? Mais tous les tueurs ne sont pas des psychopathes. Tous les violeurs ne sont pas des sadiques. Tous les arnaqueurs ne sont pas dénués de remords. Cela fait-il d'eux des gens bien pour autant ?
Non. Au lieu de ne pas avoir de sens moral, ils en ont développé un différent. Un qui admet des actes interdits pour la plupart des gens. Suis-je quelqu'un de bien, si je fais partie de cette catégorie de personne ?

Je ne suis ni pur, ni fragile, ni innocent. Et je ne suis surtout pas quelqu'un de bien, quoiqu'il puisse dire. Je ne fais pas les mauvais choix par obligation, pour survivre, ou pour aider les gens. Je les fais pour m'amuser, pour me divertir. Parce que je suis accro à l'adrénaline. Parce que sans le danger, ma vie n'a pas de sens. Ne pas le reconnaître serait mentir.

"Vous savez que vous êtes la seule personne au monde à me sortir des trucs pareils ? C'est dans votre nature de croire en vos élèves. Vous êtes un optimiste, et vous imaginez que vous pourrez m'aider à emprunter le droit chemin. Vous oubliez que je suis plutôt du genre à choisir l'itinéraire le plus impraticable." Je m'arrête un instant pour jouer avec mon briquet. "Vous n'avez pas entièrement tort, je ne crois pas avoir de mauvaises intentions. Mais vous ne pouvez pas dire honnêtement que je suis quelqu'un de bien. Je suis plutôt, une nuance de gris. En revanche, je peux vous promettre de ne pas me laisser attirer du côté obscur de la force par Damon. Je résisterai !"

Je lui souris joyeusement. De toute façon, il m'est impossible de sombrer tant que quelqu'un me tient la main de l'autre côté. John n'a aucune raison de me lâcher. Barth a raison sur ce point. John et moi n'étions pas destinés à nous apprécier. Pourtant, aujourd'hui, notre amitié sonne comme une évidence. Il me fascine bien plus que Damon, et surtout d'une manière très différente. J'ai besoin de sa compagnie.

"C'est incomparable. Même Chris ne m'apporte pas ce que John m'apporte. John... On est d'accord que tout ce que je dis ici reste entre nous, n'est-ce pas ?" De toute façon, à qui pourrait-il parler de ça ? "Je l'aime. Ce n'est ni romantique, ni amical, ni fraternel..." Je souris en regardant la flamme de mon briquet. "C'est étrange, hein ? Nous n'avions jamais discuté avant cet été, pourtant j'ai la sensation qu'il a toujours été là et qu'il sera toujours là."

Je m'enfonce dans mon fauteuil. Prononcer ces mots à voix haute les rend un peu trop réels. Je n'avais jamais posé des termes sur notre relation. Désormais je prends conscience de son importance à mes yeux. Je ne peux pas m'attacher autant à quelqu'un, parce que je vais forcément tout faire foirer à un moment ou à un autre. C'est mathématique.

"Je préfère profiter de sa présence autant que possible avant de le décevoir." Je chuchote...

Je plante mes yeux dans ceux de Barth et je retrouve un immense sourire. Je ne veux pas laisser transparaître une quelconque faiblesse. Barth sera capable de m'analyser et d'en tirer des conclusions. Et il en sait déjà bien assez sur moi.

"J'aimerais savoir pourquoi c'est toujours moi qui devrais me confier à vous et pas l'inverse ?" Non pas que je me sois beaucoup confié, mais je suis certain que Barth devine tout ce que je cache à partir de mes silences. "Ce serait plus intéressant si nous faisions un échange. Je vous ai révélé ce que je ressentais pour John, alors je veux savoir pourquoi vous vous souciez autant de moi et ce que vous espérez obtenir ?"

Il croyait m'apprendre quelque chose, et cela me fit sourire. Se découvrait-il lui-même alors qu'il me donnait toutes ces informations à voix haute ? Affirmait-il la personne qu'il pensait être devenu au fil du temps ? Comment pouvait-il me dire ne pas être quelqu'un de bien après de telles paroles ? Il voyait ce qu'il faisait de mal et laissait de côté tout ce qui faisait de lui quelqu'un de bien. Il se voulait égoïste, indépendant, moqueur, orgueilleux, indomptable mais il avait peur, surtout. Peur qu'on ne le regarde plus, de semer autour de lui une froide indifférence. Il faisait partie de ceux qui préféraient être détestés plutôt que de passer inaperçus, car la haine au moins lui accordait de l'importance. J'eus un sourire mélancolique, attristé par le personnage qu'il était en train de se fabriquer, qu'il maitrisait déjà à la perfection.  

“Tout le monde est une nuance de gris, cela n'a jamais empêché personne d'être quelqu'un de bien. Les erreurs ne condamnent pas aux flammes éternelles, on se condamne soi-même en vérité.” dis-je d'une voix calme, les mains jointes devant moi sur le bureau alors que je détaillai le visage de Ben derrière la flamme de son briquet.

C'était un jeune homme, et comme tout adolescent, il se constituait une carapace, un personnage. J'espérais seulement qu'il ne s'y complairait pas, qu'il finirait par trouver une voie plus apaisée, où il ne marcherait pas en équilibre sur un fil tendu au-dessus du vide. Mais c'était espérer en vain. Sa manière de parler de John m'étonna, mais me rassura en même temps. Ses sentiments pour lui avaient l'air sincères et pourtant incertains, comme s'il savait déjà que quelque chose viendrait y mettre un terme - qu'il y mettrait un terme. J'eus un sourire presque attendri. Nous, mortels, compliquions toujours tout alors que nous mourrions jeunes. J'avais traversé les siècles et me sentais plus vieux que quiconque, cependant cela m'avait également permis d'observer un schéma répétitif ; des humains inhibés qui gardaient en eux trop de regrets à cause d'une simple émotion : la peur. La peur de l'autre, la peur de soi, la peur du rejet, surtout. La peur de souffrir. La peur de l'inconnu.

“Nous avons une vie trop brève pour vivre dans la peur, tu ne crois pas ?” lui demandais-je simplement, question rhétorique. Je ne fis pas d'autre commentaire sur ses révélations et lâchai un léger soupir lorsqu'il se mit à me poser des questions. C'était inévitable. “Que dire sur moi sinon que je suis un vieil homme qui a trop de regrets pour voir de jeunes gens en posséder déjà ?” lui demandai-je sans m'aventurer sur un terrain glissant. “Nous parlions du bien et du mal, de nuances. Personne n'est foncièrement bon ou mauvais, n'est-ce pas ? Pas même ton camarade Damon. En cela, je ne t'apprends rien. Ce qui compte c'est ce qu'on décide finalement de faire, même lorsqu'on commet des erreurs. Même lorsque ces erreurs se répètent et qu'aucune leçon n'est jamais apprise. Ce qui compte, c'est de comprendre où l'on va, quel est son but. Je n'espère rien de toi, sinon que mes mots auront une résonnance. Qu'un jour tu te souviennes de cette conversation perdue dans le temps.” Moi-même agissais par pu égoïsme. J'espérais réparer des erreurs, voilà tout. Je voulais aider des enfants lorsque le mien était mort et que chaque essai pour le sauver n'y avait jamais rien changé. J'essayais de me sauver moi-même depuis tout ce temps. Il n'avait cependant pas besoin de savoir ça.