Arrête de m'faire chier, j'sais que t'en as rien à foutre de moi ! Ft Thomas Spears

Aujourd'hui, c'était la rentrée. Tout aurait pu bien se passer, surtout au regard du bulletin scolaire d'Icare. Mais non. Il était bientôt sept heures trente, autrement dit l'heure d'aller en cours, et monsieur se prélassait encore au lit. Peut-être que ses parents avaient pour habitude de le réveiller, le matin, mais ici il allait devoir apprendre à être autonome. Son frère ne lui avait fait aucune fleur en mourant, avec ce mioche. Pourquoi le lui avoir collé dans les pattes, d'ailleurs ? Ce n'est pas comme s'ils avaient un jour été proches. Etait-ce une vengeance ? Sûrement. Un soupir s'échappa des lèvres de Thomas qui écrasa sa cigarette dans le cendrier. Pour lui aussi, c'était le premier jour. Il avait trouvé un emploi au Lycée tant pour s'en servir de couverture que pour garder un oeil sur ce sale merdeux intraitable. Il avait mis du temps à le trouver, en plus. Les procédures étaient vraiment pourries et on ne l'avait contacté que longtemps après la mort de son frère pour lui apprendre qu'il avait un gosse à sa charge.

Il se dirigea vers la chambre d'Icare et frappa à la porte.

« Debout, les morts.» dit-il d'un ton ferme mais conciliant

Il attendit quelques minutes, mais aucune réponse ne lui parvint. Pourtant, il entendit clairement des murmures et des bruits. Icare n'était donc pas seul ? Sans attendre d'avantage, Thomas poussa brusquement la porte qui claqua contre le mur, révélant un tableau de luxure matinale. Loin de rougir d'interrompre l'acte de son neveu et de cette inconnue ramassée on ne sait où, Thomas retroussa les manches de sa chemise. La jeune femme se redressa et attrapa ses vêtements, confuse, un peu outrée aussi, mais s'en alla sous le seul regard de Thomas. Chose faite, il se tourna vers l’impertinent qui, lui aussi, était loin de rougir.

« Tu vas me faire l'honneur de ranger ton attirail, de prendre une douche, de t'habiller et de monter dans la voiture dans dix minutes. Si ce n'est pas fait, j'emploi la manière forte. Ce n'est pas une menace, c'est une information.»

Sans plus de cérémonie, Thomas sortit de la pièce après s'être assuré que la jeune femme ne rôdait plus dans la maison et il ralluma une cigarette en regardant fixement sa montre. Dix minutes précises.

Thomas entendit l'eau de la douche couler dans la salle de bain. Parfait. Il descendit à la cave et coupa l'eau chaude. Voilà qui calmerait sûrement les ardeurs d'Icare pendant un petit moment. Une bonne douche froide pour lui remettre les idées en place et partir fraîchement à l'école. Bien sûr, il s'attendait à ce que cet acte ne soit pas bien accueillit. Néanmoins, il remonta dans le salon, imperturbable, pour reprendre sa cigarette. Il regarda sa montre sept minutes. Ils allaient être en retard. Si ça continuait à ce rythme, Thomas allait devoir attraper Icare par les cheveux afin de le traîner dans la voiture. Ce n'était pas chic comme première approche. Il l'avait laissé tranquille ces derniers temps, mais les choses allaient changer à partir de maintenant. Il était hors de question de laisser ce jeune homme faire n'importe quoi à cause de son frère complètement barré.

Icare arriva dans la pièce, visiblement énervé. Qui ne le serait pas ? Thomas le regarda, impassible. Qui croyait-il impressionner en agitant son doigt dans tous les sens ? Il le laissa prendre un jus d'orange, écoutant ses élucubrations d'une oreille distraite. Dix minutes étaient passées. Il écrasa sa cigarette qui alla rejoindre les autres dans le cendrier et se tourna vers Icare en croisant les bras.

« Tu as fini de déblatérer ? C'est l'heure de partir. Tu as eu bien plus de dix minutes pour te préparer. Ne m'oblige pas à aller chercher ton sac pour l'internat. »

Je le laissai aller dans sa chambre, le temps qu'il enfile un t-shirt avant de pendre les clés posées sur le rebord de la cheminée et d'aller l'attraper par le col de sa chemise. Je le tirai sur une bonne longueur du salon, l'étranglant probablement à moitié en le tirant de la sorte mais tant pis. Il n'avait pas écouté mon information, il en faisait donc les frais. La surprise passée, le mioche essaya de se défendre. Il se retourna brusquement dans la poigne de Thomas et son poing fendit l'air. Thomas lui attrapa aussitôt le poignet et lui tordit suffisamment le bras pour l'obliger à s'agenouiller. Il se plaça à sa hauteur et le regarda droit dans les yeux.

"Je ne sais pas comment mon frère t'as éduqué jusqu'à présent mais laisse-moi te dire que ça va être différent, ici. Tu es chez moi et ce n'est pas un merdeux qui va faire la loi. Tant que tu vivras sous mon toit, tu n'inviteras pas de fille, ou de mec, pour tes petites sauteries. Tu te lèveras à l'heure, sans que j'ai à venir toquer à ta porte. Si tu fugues, je saurais où tu iras et ça va chauffer pour ton joli petit cul. Si tu veux retourner à la rue, tu attendras d'être majeur pour le faire, rien ne t'en empêchera à ce moment là. Le reste de ta vie ne me regarde pas, les fêtes, l'alcool, c'est la jeunesse. Mais ici, c'est comme ça que ça se passe. C'est compris ?"

Il le redressa brusquement par le poignet et évita d'autres coups qui auraient pu le toucher avant de le traîner de force, après un long débat, jusqu'à la voiture. Il le jeta à l'intérieur sans plus de cérémonie et ferma les portières avant de le conduire jusqu'au Lycée.

Thomas faillit recracher ses poumons à l'entente de ce surnom ridicule et mielleux. Mais c'étaient de bonnes guerre. Il reprit aussitôt contenance mais un léger sourire en coin était apparu sur ses lèvres, moqueur. Non, c'était clair. Thomas n'avait rien à voir avec son frère. Ils ne s'étaient jamais vraiment entendu, d'ailleurs. Thomas avait suivi sa propre carrière dans l'espionnage. Au début, femme. Enfant. Et puis la promotion. Le danger, les contrats. Sa femme tuée dans une course poursuite. Une gamine à élever avec le chagrin et la peine. Ne pas savoir comment faire. Et avoir une fille qui habite à l'autre bout du monde sans jamais donner de nouvelles. Ne pas en prendre non plus. On aurait dit un scénario tiré d'un mauvais polar. Et le frère de Thomas, droit dans ses bottes et dans ses délires religieux. Il avait trouvé une épouse qui partageait son fanatisme bizarre. Pourquoi avoir donné son nom à lui pour garder le gamin ? S'il n'avait aucun autre proche qu'un frère éloigné, inconnu, c'était franchement triste. Et triste aussi pour le merdeux. Thomas lui jeta un coup d'oeil dans le rétroviseur.

« Oh, crois-moi, gamin, je le saurais. Je t'aurais à l'oeil comme personne ne t'a jamais fliqué. » Ce n'était pas peu dire. « Je t'avais dit de prendre tes affaires. C'est ta faute si tu fais ta tête de pioche. T'as pas à prouver que t'es le plus fort, range un peu ton orgueil. Ou assieds-toi dessus deux minutes, sinon tu te retrouveras souvent dans la merde. »

Thomas se gara sur le parking du lycée et lui ouvrit la portière. Il serra fortement son bras pour ne pas être obligé d'entamer une course poursuite à cette heure-ci. Il le tira avec plus ou moins de force jusqu'aux portes du lycée. Quelques gosses étaient déjà là, tous discutaient, certains regardèrent Icare avec un certain étonnement. Je regardai mon neveu avant de sourire en coin et de prendre le même ton mielleux qu'il avait employé dans la voiture.

« A plus tard, mon lapinou. Sois sage surtout. »

Je lui fis un gros bisou bruyant sur la joue et le relâchai après l'avoir poussé en avant vers les portes d'entrée. Bon. Ca c'était fait. Maintenant je devais me présenter pour mon 1er jour de boulot. J'entrai donc aussi dans le lycée et me dirigeai vers l'administration.

Thomas avait eu le temps de repasser chez lui chercher ses propres affaires pour la semaine. Être surveillant impliquait non seulement de parcourir les couloirs du lycée mais de s'assurer aussi que tout se déroule dans le calme et la sérénité à l'internat. Les règles n'étaient pas difficiles. Entre 17h et 18h30, tous les élèves devaient être pointés. Ils pouvaient ensuite aller manger à la cafétéria jusqu'à 20h. Après cela, le couvre feu s'effectuait à 22h. Toutes les lumières devaient être éteintes, portables, ordinateurs, lampes de poches. Le lendemain, tout le monde devait être sorti de sa chambre à 7h30 maximum. Ensuite les bâtiments étaient fermés jusqu'à 13h. Les élèves pouvaient revenir dans la journée étudier, ou se reposer selon leurs horaires et leurs activités.

Thomas entra dans la chambre qu'occuperait Icare pendant l'année. Il l'occupait avec un certain Lucas Wilson. Thomas posa un sac sur un des lit qu'il attribua donc d'office à son neveu, il se débrouillerait tout seul ensuite. A l'intérieur se trouvait un t-shirt, un jean, deux caleçons, une paire de chaussettes, une brosse à dent et du dentifrice. Pas d'affaires de change ni de serviette de toilettes. Ca apprendrait au morveux à faire croire à ses camarades qu'il était sénile et incontinent.
Il referma la porte derrière lui et alla poser ses propres affaires dans sa chambrette avant de la fermer à clés. Ce job n'était pas l'idéal mais il devait bien avoir une couverture entre deux contrats. Les sous allaient sur un compte en banque éphémère avant d'être transférer sur un autre compte en Suisse. Il avait beaucoup de côté. Assez pour tout plaquer, s'acheter une île et finir ses jours tranquille. Mais il n'était pas prêt de devenir inactif.

Il attrapa une feuille et attendit les élèves pour le pointage dans le hall du bâtiment.

Thomas avait effectué le pointage des élèves. Il en manquait quelques uns à l'appel. Dont Icare. Sans surprises. La leçon matinale n'avait évidemment pas suffit, comment aurait-il pu en être autrement ? Il avait décidé d'attendre un peu avant de partir à la recherche de ce sale mioche qui, dès le premier jour de classe, l'emmerdait profondément. Il escomptait bien lui rendre la pareille. A force de marcher, il était tombé sur ce petit groupe de branleurs. Leur conversation ne lui avait pas échappé. Amusant, les préoccupations des lycéens.

Thomas s'était donc approché, moqueur. Deux membres du groupes s'étaient redressés et avaient écrasés leurs cigarettes. L'un d'eux demanda effrontément ce que ça pouvait lui faire. Tous n'étaient pas au courant de sa nouvelle fonction. Nonchalant, Thomas plongea les mains dans les poches de son jean.

« Je suis le nouveau surveillant à temps plein. Je vous suggère donc de filer en vitesse à l'internat avant que je ne vous y envoie moi-même. » le ton avait changé du tout au tout, et le regard de Thomas était glacial.

Thomas s'assit près d'Icare dans l'herbe. Il n'avait pas voulu d'un neveu sorti de nulle part à élever. Il ne l'avait jamais rencontré avant, ne lui avait jamais offert de cadeau, ne connaissait même pas la date de son anniversaire. C'était un ado bientôt majeur, comment vouliez-vous élever ça ? Thomas avait déjà échoué avec sa propre fille qu'il avait eu de A à Z, alors un gosse comme ça, qui voulait jouer les rebelles... Il ne connaissait pas trente méthodes, il fallait le mater et le faire chier. Avec des règles, des contraintes, des punitions. Quitte à se faire haïr, tant pis. Il n'était pas là pour rattraper ses erreurs de père, après tout, mais pour aider un gamin mal élevé et orgueilleux.

"Je vais faire comme ce matin et te traîner par le peau du cou jusqu'à ta chambre. Mais si tu veux mon avis, ce serait dommage que ton p'tit copain de chambrée te découvre avec ton oncle qui te tient par la main parce que tu as peur de dormir dans un endroit inconnu où il va faire tout noir."

Thomas lui donna un petit taquet derrière la tête.

"Je dirais rien pour le pétard, mais lève ton cul et suis-moi. Ca va être l'heure de bouffer et j'ai pas envie d'avoir les assistants sociaux sur le dos parce que tu crèves de faim."

Thomas secoua la tête en le regardant s'éloigner. Ce gamin était vraiment le pire mioche que le terre ait porté. Il voulait être le plus fort, l'ado rebelle, celui qui ne suit pas les lois, qui a des potes, qui fume, qui boit... Tout n'était donc qu'un jeu de popularité ? Il avait sans doute des choses à se prouver à lui même autant qu'aux autres. Thomas poussa un soupir et se releva lentement, enlevant ma terre qui s'était collée sur ses mains. Il savait que les menaces d'Icare ne seraient pas mises à exécution. Mieux valait vivre chez un vieux con qu'avec une famille d'accueil ou dans la rue, ça Thomas en était certain.
Il suivit son neveu en direction de l'internat et l'arrêta en posant une main sur la porte pour ne pas qu'il la franchisse et qu'il l'écoute encore deux minutes.

« Minute, papillon. Si tu ne veux pas avoir d'ennuis pour les cours que tu as séché tout l'après-midi je te suggère d'aller directement à la cafétéria ou je pourrais bien te coller encore plus la honte que ce matin devant tes p'tits camarades. Crois-moi bien que ça me gonfle de faire le flic derrière toi, alors vas-y direct. Moi qui pensais qu'après avoir vécu dans la rue comme un mendiant on ne crachait plus dans la soupe lorsqu'un bon repas se présentait..."

Evidemment que le gamin allait finir par mettre des sujets sensibles sur le tapis, l'air de rien. J'étais persuadé qu'au fond, il était fier d'avoir casé ça, comme ça, histoire de me mettre mal à l'aise. Peut-être l'étais-je, au fond. Mais ce qui est passé appartient au passé. Malheureusement, il avait sûrement vécu des trucs moches en compagnie de mon frère. Mais moi, je n'y étais pour rien et cela n'allait certainement pas m'attendrir. A sa place, j'aurais détesté qu'on me prenne en pitié. Cependant, j'étais sûr que ce n'était pas ce qu'il recherchait, au fond.

« Ce qui est passé est passé. Maintenant c'est un autre régime alimentaire, matin, midi, et soir. Et on gaspillera autant de portion de lasagne que nécessaire. »

Je n'attendis pas la suite pour le pousser dans l'autre sens afin qu'il se dirige vers la cafétéria. Il commençait sérieusement à me pomper l'air. Je commençais à me souvenir pourquoi je n'avais jamais voulu de gosse. C'était chiant. Ça râlait tout le temps, jusqu'à l'âge, de manière différente selon les âges. Et je me tapais l'une des partie les plus chiante. Au moins, il réfléchissait mieux qu'un bébé ou un enfant, je devais m'estimer heureux.

« Tant mieux pour toi, je suis ravi d'apprendre à te connaître cela me va droit au coeur tu peux pas savoir. Maintenant à table. Et pas de chichi. Si tu veux tout jeter c'est pas mon problème. Mon problème c'est que tu sois à la cafét et que tu sois assis devant tes lasagnes et ton yaourt. »

Il fallait bien qu'un jour il recommence à vivre de manière saine et normale, du moins... Autant que faire ce peut.

Il va jamais me lâcher la grappe ce con. J'lui demandais pas la lune pourtant. Il est aussi obstiné que moi. Sur ce point-là, je tiens plus de lui que d'mon père. Heureusement que c'est le seul truc que ses gênes ont pu m'filer. De mauvaise grâce, j'avance devant lui jusqu'à la cafét'. J'me demande bien c'que ça peut lui foutre la façon dont je m'alimente. C'était pas pour m'plaindre que je lui parlais de ça. J'aime pas manger. J'ai l'droit, non ? Putain. Je voulais juste qu'il me laisse monter dans ma chambre. Quel emmerdeur. Puis j'lui précisais pas que j'avais pas mendié pour qu'il apprenne à me connaître. J'm'en fous qu'il me connaisse ou pas. J'veux juste pas qu'il me confonde avec ces branleurs sur le trottoir. Quel sale con. Mais quel sale con.

Je rentre dans la cafét et j'prends un plateau. Évidemment, au moment d'attraper mon assiette, la cantinière me reconnait. J'ai d'la chance, tous les élèves sont déjà à table. Putain de karma.

"Icare ? C'est toi ? Tu as ... Grandi."
"Ouais."
"Je ne savais pas que tu étais revenu. Ne prends pas cette assiette, il y a du fromage, du gluten et sans doute des traces d'arachides. Je vais te préparer autre chose."

Elle est gentille. Mais j'suis pas d'humeur.

"Bordel, j'suis pas allergique à tout ça. Ma mère était tarée et elle est morte, donc j'peux manger c'que je veux. D'accord ? J'me radoucis parce que cette pauvre dame m'a rien fait mais j'le dis pas trop haut non plus parce que j'ai trop de fierté pour ça, mais merci. Vous pouviez pas savoir."

Elle me sourit et me laisse prendre l'assiette. Comme j'sens que Tom va pas me lâcher, j'évite soigneusement d'm'asseoir à la table de mes potes. Je m'installe seul dans un coin et j'attends qu'il me rejoigne pour qu'il me regarde ne pas manger. Quelle expérience trépidante. Il a vraiment l'sens de l'aventure ce type. Bien sûr, les r'gards se tournent vers nous. Mais en fait, j'en ai plus rien à foutre. Quand on vit dans la rue et qu'on doit supporter d'être observés dans les pires moments de sa vie, on s'habitue et rapidement, on y pense plus. Je plante ma fourchette dans mes lasagnes et je joue avec en souriant à mon oncle.

"J'ai l'impression d'être en taule, c'est vraiment génial. Tu vas m'suivre quand j'irai pisser aussi ? Tu pourrais p't'être carrément dormir dans mon lit, histoire d'être sûr que j'm'échappe pas."

J'abandonne finalement mon assiette pour ouvrir mon yaourt. J'en mange une bouchée en soupirant. Manger, c'est vraiment le dernier truc que j'avais envie de faire en cet instant.

"Tu faisais quoi comme boulot avant d'être mon gardien d'prison ? Non pas qu'ça m'intéresse mais bon, comme à cause de toi j'peux pas manger avec mes potes, tu peux au moins m'faire la conversation."

Comme si j'avais envie de manger en tête à tête avec ce corniaud d'âne. Malheureusement c'était le seul moyen pour qu'il touche à quelques grains de son assiette. Petit à petit, il allait les bouffer ses assiettes. J'y veillerai. Bouchée par bouchée, avec un entonnoir dans le gosier s'il le fallait. Mon frère avait pourri jusqu'à la santé physique de mon neveu. Le mental, ça ne suffisait pas. En revanche, amusant de constater que derrière ses airs de rebelle kamikaze, se cachait un jeune homme concerné par autrui. Il avait bon fond, cela allait sans dire. Mais j'étais rassuré de le découvrir. Je n'aimais pas me battre pour rien. J'attendis qu'il prenne son assiette et son dessert avant de me servir moi même et de l'accompagner jusqu'à une table libre. Quelques regards allèrent dans notre direction. Tant pis pour lui, s'il voulait éviter l'humiliation de manger avec son Tonton Tom, il ne fallait pas faire de caprices.

« Je serais toi, je surveillerai mon langage. Tu vas me donner des idées...»

S'il ne se tenait pas tranquille, c'est vraiment ce qui allait finir par arriver. Il allait venir dormir dans ma chambre, et je ne le lâcherai pas d'une semelle. Pas une seconde. Je deviendrai son ombre et son pire cauchemar. J'espérais vraiment ne pas devoir en arriver là, ce rôle était déjà suffisamment chiant comme ça, pas la peine d'en rajouter une couche. Je le regardai manger son yaourt.

« Allez prends une bouchée de lasagnes aussi. On ne partira pas d'ici tant que ce ne sera pas fait, de toute façon. Je doute qu'une seule cuillerée te tue. »

Je mangeai, moi aussi, sans pour autant le lâcher des yeux. J'avais l'habitude de faire plusieurs choses à la fois, la surveillance en faisait partie. Après tout, avant d'abattre une cible, il fallait s'assurer de ses habitudes quotidiennes pour faire le travail proprement. Un léger sourire amusé apparut sur mes lèvres.

« Tu ne crois quand même pas que je vais te raconter une jolie histoire, par-dessus le marché ? Je suis pas ta nounou. Allez, dépêche-toi on n'a pas non plus toute la nuit. D'ailleurs, je te préviens... Si tu tentes quoique ce soit cette nuit, comme te barrer pour faire la fête ou je ne sais quoi par exemple, ça risque plutôt de très mal aller pour toi. »

Il irait jusqu'à dormir avec moi pour pas que j'me tire ? C'est soit malsain et flippant, soit beaucoup trop surprotecteur. Dans les deux cas, ça m'saoule. Tonton Tom va vite devenir trop collant. Si j'trouve pas un moyen de l'amadouer ou d'me débarrasser de lui, j'vais plus rien pouvoir faire. Je soupire et je pose mon yaourt à moitié terminé. Puisqu'il a décidé d'être con et chiant. Qu'il veut pas me raconter sa vie et qu'il veut m'forcer à bouffer, autant lui laisser aucun répit. Il est têtu, mais moi aussi.

"J'te promets que j'ai pas l'intention d'quitter ma chambre cette nuit. Mais par contre, j'ai invité une copine. Tu vas m'empêcher d'm'amuser avec des filles aussi ou j'ai encore le droit d'vivre ma vie ?"

Je reprends ma fourchette et je la plante dans les lasagnes. Je les regarde, perplexe. C'est si important que j'mange ? Genre, ça va changer quelque chose à son existence ? J'suis pas trop con, j'arrive à faire en sorte de bouffer assez pour faire du sport. Ça prouve bien que j'ai pas besoin d'ses conseils en diététique.

"Bah en fait, ça pourrait m'tuer. Parce que parmi la liste de mes allergies, y'en a une qui était vraie. Mais bon, si t'insistes. J'voudrais pas aller à l'encontre de tes conseils, Tonton Tom."

J'amène la bouchée jusqu'à mes lèvres. Je mâche lentement. J'avale. J'attends une minute. Puis deux.

J'commence à tousser. J'ai déjà fait ça des dizaines de fois. Pour éviter d'payer le resto quand j'étais dans la rue. Ou pour passer une nuit gratos dans un hôpital. Les allergies alimentaires, ça attire bien la pitié en général. Mais c'est pas c'que j'attends avec Tom. Avec lui, j'veux juste... Voir sa réaction. J'veux qu'il reste stoïque. Qu'il en ait rien à foutre. J'veux être sûr qu'il mérite pas que j'lui obéisse. J'tousse plus fort. Puis j'm'attrape la gorge à deux mains et je bascule en arrière. Comme si je suffoquais. Se donner en spectacle, c'est tout un art. J'me tords dans tous les sens.

"... J'peux.... Pas... Respirer ..."

Tant qu'il ne les invitait pas sous mon toit, je m'en fichait pas mal. Il était jeune, ses hormones devaient bien s'agiter quelque part. Mais il avait intérêt à le faire discrètement car, si je les chopais en train d'inviter sa copine dans sa chambre, ce serait un coup de pied dans l'arrière-train. Bon... Ce n'était pas conventionnel. Alors disons qu'il irait rendre des comptes au directeur avant que je ne lui colle un coup de pied dans l'arrière-train dès le week-end, hors des cadres académiques du lycée.

« Ouais, c'est ça. Tu m'en diras tant. Avale, et dépêche. On n'a pas la soirée. »

J'allais le réalimenter, moi. Il n'avait que la peau sur les os ce gosse. Comment avait-on pu laisser les choses se dégrader de la sorte ? Je m'en voulais un peu de ne pas avoir fait attention à lui plus tôt. Mais qu'y pouvais-je ? Oui, mon frère était cinglé mais je ne le pensais pas autant déglingué. Et puis j'avais ma propre vie qui tombait en lambeaux, mes propres affaires. Une femme morte, une fille à élever. Quand on voyait le résultat, j'aurais aussi bien fait de l'achever, cette pauvre gosse. Avec un père comme moi, j'espère qu'elle s'est forgée ailleurs. Mais au moins, elle était forte; C'est tout ce qui compte dans la vie, au final.
La force. Morale plus que physique.

Alors que je m'apprêtai à manger mon yaourt, je vis Icare jouer la comédie. Il aimait décidément se donner en spectacle. Un besoin d'attention, ou quoi ? Je le regardai, blasé. Il n'allait pas me la faire à moi, ce sale gosse.

« C'est bon arrête de jouer la comédie, gamin. Sauf si tu veux te donner en spectacle plus que d'habitude.»

Pour autant, il n'arrêta pas. La provoc, ça avait l'air de le connaître. Il s'étouffait de manière plutôt convaincante, au moins fallait-il l'admettre. Je pris une bouchée de yaourt avant qu'Icare ne tombe sur le sol dans un bruit guttural, renversant sa chaise. Là, je devais admettre que je m'inquiétais. Il aurait poussé la provocation jusqu'à avaler quelque chose dont il était allergique ? C'était bien son genre, ouais ! Le petit fils de pute. Je me précipitai vers lui pour l'aider à se redresser, la mine malgré tout inquiète.

« Woh. Calme-toi, gamin. On va tout de suite aller à l'infirmerie. »

J'avais pas prévu ça. Merde, il m'fait presque d'la peine. Faut bien comprendre que j'suis pas quelqu'un de méchant à la base, faire du mal, ça m'fait pas kiffer. J'prends pas mon pied. J'suis juste un gamin qui se cherche. Qui sait pas quoi faire de sa vie. Qui s'en fout, parce que tout le monde s'en fout. J'pensais pas que Tom s'intéressait à moi. J'pensais que j'étais un fardeau. Qu'il s'occupait de moi par obligation. J'dis pas qu'son geste prouve qu'il m'adore... Simplement qu'il est pas si indifférent.

Ne pensez pas que ma p'tite comédie provoque forcément la pitié ou la compassion. J'ai croisé plus de connards que d'gens sympas. Quand on vous voit crever sur l'bord de la route, on préfère vous ignorer ou vous foutre des coups d'pieds plutôt que d'vous tendre la main. Y'en a pas beaucoup qui s'arrêtent. J'regarde Tom dans les yeux et j'lui souris. Il s'rend même pas compte qu'il vient d'faire un truc important pour moi. J'ai toujours pas envie d'être sympa, mais maintenant, j'sais qu'il me surveille pas pour toucher les allocs. Sinon, c'est pas c'regard là qu'il aurait.

"T'inquiète. J'me sens beaucoup mieux. Ta sollicitude m'a soigné d'un seul coup, quelle chance, tonton Tom !"

J'me relève sous les yeux interrogateurs des quelques élèves restants. Ils reprennent finalement leur discussion et nous ignorent. J'suppose que Tom va pas apprécier. Il a pas l'air d'être le genre de gars à qui on peut faire des blagues. Peut-être que c'est juste une façade et qu'il va éclater de rire mais j'en doute un peu. J'assume la punition. J'ai été con, comme d'habitude. Mais j'oublierai pas la tête de mon oncle, alors ça valait le coup.

"En fait, j'suis allergique au chocolat. Tu le saurais probablement si t'avais fait l'effort de lire les documents que l'assistante sociale t'a filé après qu'tu m'as récupéré. Ma mère a inventé plein d'autres allergies pour justifier le fait qu'elle me fasse bouffer que d'la merde. C'était pas vraiment d'sa faute, un sale type lui racontait que Dieu n'aimait pas le gluten."

J'parviens même plus à m'en empêcher. J'crois que parler d'moi d'un air aussi détaché, c'est le seul moyen qu'j'ai trouvé pour pas devenir dingue. J'le prends avec cynisme, parce que sinon j'serais malheureux. J'transforme l'horreur en auto-dérision malsaine et j'me délecte de voir les visages à la fois compatissants et mal à l'aise d'mes interlocuteurs. J'souris. J'essuie ma veste et j'me dirige vers la sortie. Au moins, j'ai évité le repas.

"J'te ferai plus ce coup-là, et prends-le comme tu veux, mais j'suis désolé. J'voulais pas vraiment te faire peur. C'était juste...."

Un test.

Je le relâche aussitôt sa comédie achevée et lui donne un grand taquet derrière la tête. Cet imbécile, en plus d'avoir joué la comédie comme une crapule, m'avait en plus inquiété. Quelle idée de croire ses idioties et de me précipiter pour l'enfoncer dans son jeu, aussi ! Je n'avais pas un brin de jugeote, ou quoi ? Allons bon. Il était peut-être mon neveu mais je n'avais aucune attache affective, pas de quoi perdre son discernement ni son sang froid. Dès que nous serons rentrer ce week-end, il allait se prendre une sacrée dérouillée, lorsque je ne serais plus sous la juridiction du lycée. Bien entendu, je ne comptais pas le rouer de coups, ce n'était pas le but. Le but c'était qu'il comprenne que les blagues, ce n'était pas mon rayon. Pas de ce genre, en tout cas.

« Attends un peu qu'on soit rentré, toi, tu vas voir ce que j'en fout de ta sollicitude, sale mioche. »

Bien sûr que j'avais lu son dossier. Mais cette mascarade m'avait fait perdre ma jugeote et ma réflexion. Pour un tueur à gage, c'était quand même plutôt limite. Moi qui ne laissais jamais rien au hasard, d'ordinaire. Je lui lançai un regard courroucé.

« Parce que tu crois que je perds mon temps à lire une paperasse inutile ? En ce qui me concerne, tu peux bien t'étouffer avec du chocolat, ça me fera des vacances ! »

Je le regardai avec des sentiments partagés. Colère, agacement, mais je ne pouvais m'empêcher de le trouver enhardi, culotté. Et j'appréciais cela. C'était un sale con, un gamine mal élevé, et un bel emmerdeur, mais au moins il avait du caractère. Il avait du cran. Il cherchait simplement à s'affirmer parce qu'il ne savait plus où il en était, ni qui il était. Ni ce qu'il valait. C'était à moi de le guider, je suppose. Mais comment faire ? Je me voyais mal assumer ce rôle avec brio. Je n'avais pas trente six mille méthodes. Alors j'allais tout simplement faire au mieux. En commençant par lui faire passer l'envie de recommencer ce genre de trucs.

« Ouais, bon, ça va, ça va, pas la peine d'essayer de bafouiller et de me jouer un autre numéro larmoyant, gamin. »

Avant qu'il ne sorte, je le retins par le dos de sa chemise.

« Minute papillon. Demain je serai là. Encore. Et tu me feras l'immense plaisir de finir ton plat. Sinon je ne te colle un entonnoir dans le gosier et que je te force à avaler tes boulettes de viande réduites en bouilles. Et je le ferai. »

Où il se croyait ? J'aurais pu être conciliant pour une ou deux bouchées s'il n'avait pas fait ce cirque. Maintenant il allait devoir faire preuve d'une bonne volonté.

« Maintenant hors de ma vu. »