Une rentrée, de nouveaux horizons... Ft tous les profs

Ma tête est lourde. Ma bouche pâteuse. Je ne me souviens pas de ma soirée de la veille. Bon sang... Qu'est-ce qu'il m'a pris ? J'essaie de me lever, mais les distances sont difficiles à calculer. Je tombe de mon lit. Je me rattrape sans conviction à la table de nuit. Je remercie le ciel d'être seul et de n'offrir ce spectacle pitoyable qu'à moi. N'ai-je pas passé l'âge de ce genre de sorties ? Visiblement, non.

Je titube jusqu'à la salle de bain. Mes yeux sont explosés. On dirait que je me drogue depuis cinq ans et que j'ai arrêté de dormir. J'ouvre l'eau chaude de la douche et je rentre à l'intérieur après un temps d'hésitation. Mon premier jour de boulot. Quel enfer. Si au moins je n'étais qu'un simple jeune professeur stressé par ses nouvelles fonctions, cela pourrait se comprendre. Mais non. Je suis un putain d'agent du MI6 qui se biture parce que l'idée de retrouver son père après deux années sans nouvelles le rend nerveux. Je lui ai laissé mon gamin et je suis parti sans rien lui dire. Et en plus, je vais enquêter sur lui et sur son patron. Il ne me pardonnera jamais.

L'élite des services secrets britanniques qui panique pour des histoires de famille. Je suis sans aucun doute la fierté de l'Angleterre.

Je prends une douche et je m'habille rapidement. Je n'ai aucun cours à donner aujourd'hui. Je ne suis donc pas en retard. Mais, je voulais... Me présenter dans les formes. Pas avec des cernes jusqu'au menton. Je descends et je prends un taxi jusqu'au lycée. Quelle idée saugrenue de me faire dispenser des cours à des adolescents. À leur âge, je détestais étudier, comment pourrais-je enseigner ? Je soupire et entre dans le bâtiment. Mathieu n'a rien à cacher. Il est joyeux, gentil et il est sincèrement navré d'avoir disparu pendant deux ans sans donner de nouvelles. On m'indique la salle des professeurs. Je m'y rends sans trop réfléchir. Quoique je dise, cela ne peut pas bien se passer. J'ai vécu des situations bien pires. Alors pourquoi celle-ci me parait-elle plus insurmontable que les autres ? Je pousse la porte en souriant.

"Bonjour !"

La jeune femme me regardait en souriant, comme si j'étais idiot de m'inquiéter autant. Mais c'était la première fois que je le laissai seul. L'an dernier, j'avais pris une année pour m'occuper pleinement de lui. Maintenant, je devais retourner au travail. Je déposai un bisou sur la joue de mon petit-fils qui tenait la main de la baby-sitter que j'avais choisi avec soin. Il me fit un coucou de la main. Ses petites joues s'arrondissaient lorsqu'il souriait. Pauvre gosse. Devoir vivre avec son grand-père alors que son père s'était enfui, sans donner aucune nouvelle. Moi, je m'inquiétais.
Nous n'avions jamais été très proches, Mathieu et moi, depuis son adolescence. Quelque chose s'était cassé. Peut-être parce que je n'étais pas parvenu à accepter son homosexualité. La seule chose à laquelle je n'ai jamais pu me résoudre. Et puis, il ne devait pas l'être tant que ça puisqu'un fils est né d'une union avec une femme... Je passai une main sur mon visage. J'étais déjà las. Je ne devais pas penser à Mathieu. Pas me demander ce qu'il faisait, où il était, s'il allait bien, surtout.

Je fis un énième bisou à mon petit-fils avant de donner de dernières instructions à la baby-sitter puis pris la route jusqu'au lycée. J'y enseignai l'italien depuis plusieurs années. Cela me servait de couverture. De couverture depuis ma fuite de l'Italie alors que Mathieu ne parlait pas encore. Bien sûr, je n'ai pas immédiatement atterrit ici, à Londres. La France fut notre premier refuge. Puis l'Angleterre, enfin, après la mort de ma femme. Nous avons changé de nom, d'identité, de vie. Je me suis inventé un passé.
A présent, j'en étais là. Prof. J'aurais préféré enseigner autre chose que l'italien, mais je n'avais pas besoin de véritable diplôme pour expliquer les règles de ma langue natale. L'illusion était donc parfaite. Je garai ma voiture sur le parking réservé aux professeurs. Il faisait encore chaud, aussi laissai-je ma veste sur la banquette arrière et retroussai-je les manches de ma chemise. Je regardai ma montre. Pile à l'heure pour la réunion de rentrée. Comme chaque année, nous nous réunissions avec le Directeur pour se saluer et accueillir les éventuels nouveaux professeurs.

Je poussai la porte de la salle des professeurs. Quelques collègues étaient déjà là et buvaient un café, ou dégustaient une petite viennoiserie typiquement française. Je serrai les mains tendues, dont celle de Bartholomew. Un homme typiquement anglais, notre brave Directeur. Il avait l'élégance, les manières, la discrétion, le sourire mystérieux et le nom qui allait avec.  Il fallait se méfier des hommes comme lui, l'expérience me l'avait enseigné.
Julien Salorney arriva peu après moi. Je l'appréciai, c'était un bon professeur, soucieux d'enseigner la religion aux élèves inscrits à son cours optionnel. Il avait un visage sympathique, avenant, qui poussait aussitôt à la confiance. En l'occurrence, je le savais, Julien était une véritable crème. Peut-être un peu naïf, mais fondamentalement gentil. Il aurait sa place au Paradis, c'était tout indiqué. Il me fit un petit sourire timide en m'apercevant, que je lui rendis chaleureusement en venant serrer sa main.

A la venue de Nikolaï, un froid fut jeté. Personne ne l'aimait ni le détestait, mais il avait une présence inquiétante, ombrageuse. Personnellement, je l'appréciais. Il avait quelque chose à cacher, j'en étais persuadé. Comme moi. Ce qui me le rendais forcément sympathique sans aller au-delà des relations professionnelles. Alors qu'il prenait place, la porte s'ouvrit brusquement et un "Bonjour" bien trop familier fut lancé en l'air. Je tournai la tête vers le nouveau venu et fus interloqué. Deux ans, peut-être. Mais deux ne suffisaient pas à changer les traits d'un homme, même si cet homme avait un peu changé, forcément.

« Mathieu ?! » m'exclamai-je en m'avançant vers lui.

C'était bien lui. Mathieu ! Mais que faisait-il ici ? Pourquoi aujourd'hui ? Dans cette salle ? Il aurait été plus simple de m'attendre à la maison, il aurait ainsi pu voir son fils... Je plongeai mes yeux dans les siens et les reconnus, eux aussi. Ceux de sa mère. Je bouillonnai entre soulagement, joie, colère, reproches... Mais les autres professeurs n'avaient pas besoin de connaître les histoires de familles. Je me contentai donc de le fixer, presque stupide. J'aurais aimé le gronder, toucher sa joue, le prendre dans mes bras, le secouer.

« Mais... Que... Fais-tu là...?»

Je sais qu'il me fait confiance, alors j'espère sincèrement que Bartholomew ne s'est pas trompé et que Désiré fera l'affaire. Si jamais ils ne parviennent pas à s'entendre, Adam risque de m'en vouloir longtemps de ne pas avoir cru en ses capacités. Et j'en voudrais à notre cher directeur de m'avoir mal conseillé. Ce qui serait fâcheux pour tout le monde, parce que j'ai la rancune tenace et que je suis d'une patience angélique.

J'écrase le mégot de ma cigarette et le jette à la poubelle avant d'entrer dans le bâtiment E. Je me dirige vers la salle des professeurs. Je travaille ici depuis presque dix ans mais, je provoque toujours cette étrange réaction, un mélange de peur et de fascination. Je sais que les origines russes de Nikolaï en sont en partie la cause. Depuis la Guerre Froide (et à cause des films Hollywoodiens rappelant sans cesse à quel point les Américains valent bien mieux que les Russes), la plupart des gens ne peuvent s'empêcher d'être terrifié. Ils imaginent que nous sommes tous des criminels endurcis. Que nos biberons étaient remplis de vodka. Que nous vendrions père et mère contre quelques dollars parce que nous envions secrètement le système capitaliste, mais que nous défendrons jusqu'à la mort notre Mère Patrie.
Dans mon cas, ce n'est pas tout à fait faux.

Il semblerait que ce soit également de ma faute. Je suis aussi envoûtant qu'effrayant. Je suis le fruit défendu dont tout le monde rêve sans oser le dire. Mais, je suis dans le corps de Nikolaï et mon charme se mêle à son apparence glaciale. C'est intéressant. J'ai l'air plus antipathique qu'une gardienne de prison mal baisée, et j'adore en profiter. Qui pourrait dire si je suis sérieux ou sarcastique dans ces conditions ? Celui que j'aime embêter, c'est le jeune prêtre. Forcément. Un naïf, trop gentil, qui est horripilant de niaiserie mais... Je parviens à le trouver attendrissant. Mon père ne mérite pas des bergers aussi efficaces et éclairés.

Je salue tout ce beau monde sans m'attarder. Je me sers un café et m'assois autour de la table. Si je le souhaitais, je pourrais tout savoir d'eux. Leur enfance. Leur douleur. Leur vie. Mais, j'aime garder le voile de mystère qui les entoure. J'aime ne pas comprendre pourquoi cette magnifique prof de dessins se tape l'un de ses élèves en pensant que personne n'est au courant. J'aime imaginer pourquoi le prof d'économie pleure à heure fixe tous les jours depuis deux ans. J'aime serrer la main de Florent et sentir que c'est un homme qui a tué plus d'innocents que moi. Et j'aime particulièrement la compagnie de Bartholomew, même si je ne l'avouerais jamais devant lui. On ne s'ennuie pas en sa présence. Franchement, quel Directeur de lycée embaucherait des assassins dans son personnel ? Je trouve tout ceci très étonnant, et réjouissant.

Je regarde d'un oeil perplexe l'étrange scène de retrouvailles. Si Florent ne semble pas faire le lien, ou n'est peut-être pas au courant, moi je vois très bien de qui il s'agit. Je bois mon café et je décide d'interrompre l'instant pathos. Les tragédies me donnent la nausée.

"Je n'imaginais pas que notre nouveau professeur de littérature serait aussi jeune. Le contraste avec vous est saisissant, Chester. Vous avez un pied dans la tombe, et ce garçon vient à peine d'arrêter de faire pipi au lit."
"Pardon ?"

Chester me fusille du regard. Étant donné son gabarit, c'est bien tout ce que ce vieillard peut faire. Le jeune Mathieu me sourit, on dirait que la plaisanterie l'a détendu. Il semble hésiter à dire quelque chose mais se rétracte. J'espère qu'Adam et moi n'aurons jamais ce genre de relation dans le futur.

"Peut-être que Barth pourrait faire les présentations ? Même s'il semblerait que notre cher professeur d'italien le connaisse déjà..."

C'était un peu étrange, quelque part. Mais j'avais fait en sorte que tout se passe bien pour lui. J'allais donc sereinement assister à la réunion matinale qui réunissait les professeurs. Les emplois du temps allaient être distribués, et un petit débriefing serait fait sur les programmes de l'année. En soi, rien de bien intéressant. Malgré tout, je trouvais toujours cela intriguant d'observer toutes ces personnes réunies. Au fur et à mesure de mes voyages dans le temps et les époques, je m'étais rendu compte que des personnes , des éléments, et des événements se recoupaient presque toujours. Comme si certaines âmes, quelle que soit les dimensions et les âges, se retrouvaient. Comme si des choses devaient se passer pour le bon déroulement du temps et de l'espace. Peut-être m'amusai-je un peu trop  provoquer ces dits événements, ou à les bousculer. Je devenais audacieux. Mais je voulais voir les différents scénarios et les différentes possibilités. Parfois, tout finissait bien. Mais on ne peut pas toujours sauver tout le monde...

Je poussai la porte de la salle des professeurs. Il y avait déjà quelques personnes installées que je saluai aussitôt, m'excusant pour me léger retard. Je pris un petit café à la machine mise à disposition dans un coin de la pièce et attendis en même temps que les autres membre du personnel. Quelques discussions paresseuses avaient commencé entre certaines personnes. Tous les protagonistes n'étaient pas encore réunis. Le premier à faire son entrée fut Florent, rapidement suivi de Julien et Nikolaï. Ah... Ce cher Nikolaï. Nous avions tout un passé commun lui et moi, en quelque sorte. Un léger sourire étira mes traits alors que nos mains se serrèrent. C'était à lui que je devais une part de ce qui arrivait. Malheur, bonheur... Qu'importe. De toute façon, je n'avais pas à l'en blâmer, j'avais moi-même pris mes décisions.

Enfin, la dernière pièce maîtresse de la matinée fit son apparition. Mathieu Hamilton. J'avais tenu à l'embaucher ici tout en sachant que, derrière tout ça, se cachait quelques petites embrouilles. Mais on n'a rien sans rien. Il avait des qualités d'enseignement et, plus encore, il s'agissait du fils de Florent, le professeur d'italien au passé tout aussi ombrageux que celui de Nikolaï ou de Thomas Spears, le nouveau surveillant. Et c'était exactement ce pourquoi Mathieu était là, n'est-ce pas ?
Nikolaï prit soin de briser les retrouvailles gênées d'une pique savamment placée. Je m'approchai de tout le monde afin de faire les présentations de manière sommaire.

« Bienvenue, vous devez être Monsieur Hamilton. Excusez les plaisanteries douteuses de Nikolaï Zakharov, notre professeur d'éducation physique. » tout le monde fit le tour en se présentant brièvement et en souhaitant la bienvenue à ce jeune homme qui aurait pu être tout juste diplômé pour être enseignant. « Je suis ravi de vous avoir parmi nous pour cette nouvelle année. Il va s'en dire que vous aurez rapidement l'occasion de faire vos preuves avec vos classes. Nous nous apprêtions à commencer le débriefing annuel pour la rentrée ; emplois du temps, et installation des programmes pour les différents niveaux d'élèves. »

Nous prîmes tous place autour de la table et j'invitai chaque professeur à exposer ses idées pour cette année.

Deux ans sans nouvelle, et je reviens travailler avec lui. J'aurais pu... Passer boire un café à la maison, récupérer mon fils accessoirement, lui expliquer la situation. Mais non, j'ai préféré attendre le dernier moment pour me dévoiler. Je voulais être sûr de bien foirer nos retrouvailles. Je dois être le fils le plus indigne de l'univers. Il a été un père exemplaire... Enfin, si l'on oublie la mafia, l'abandon et l'homophobie. Je n'ai que des bons souvenirs avec lui, alors pourquoi suis-je obligé d'agir comme le dernier des connards ?
J'hésite à répondre, lorsque le professeur de sport le fait à ma place. Je souris. Je jugerai avoir déjà vu les tatouages sur ses poignets chez d'anciens prisonniers russes appartenant à la mafia. Être un criminel est un critère d'embauche ici ?  

"Merci, Monsieur Godric."

Je m'assois autour de la table, à côté de mon père. Je ne sais pas quoi lui dire. Mais, il faut que je dise quelque chose. Je ne peux pas lui raconter pourquoi j'ai disparu. Ni ce que je faisais...
"Ne t'en fais pas, papa, j'ai été recruté par le MI6, il y a quatre ans. Ils m'avaient prévenu qu'après ma formation, je pourrais partir en mission n'importe quand, pendant une durée indéterminée et j'ai passé deux ans à Kiev en Ukraine sans pouvoir te donner de nouvelles. Bien sûr que j'ai appris à tuer des gens, mais ne t'en fais pas, ce n'est pas aussi fréquent que ce que tu peux imaginer, et c'est pour le bien de l'État Anglais. Ma nouvelle mission ? Comme tu peux le voir, j'ai été chargé d'infiltrer ton lycée et d'enquêter sur ton Directeur. Ce qui est amusant, c'est qu'avec tout ce que je sais sur toi, je n'ai presque aucun doute sur les agissements criminels de ton patron, mais je ne peux pas me résoudre à le balancer au gouvernement. Je ne voudrais pas que tu tombes avec lui, donc je vais essayer de faire traîner l'enquête. Et sinon, toi ça va ?"

Non, ce serait ridicule comme conversation.

La réunion ne dura pas longtemps. Certains professeurs plus motivés que d'autres proposèrent des idées. Certains se plaignirent de leur emploi du temps. Je me contentai de les écouter, réfléchissant à quelque chose d'intelligent à dire à mon père.
Lorsque, finalement, tout le monde se lève pour discuter ou rejoindre sa salle de cours, je me tourne vers Florent.

"Je suis désolé de ne pas t'avoir prévenu. Je suis rentré au début de l'été mais j'avais des choses à faire... La tournée des bars... Des gens à voir... Le petit cul de Chris se trémoussant dans mon appartement... Je sais ce que tu as dû te dire mais tout cela n'avait rien à voir avec toi, ou notre relation. J'ai eu une opportunité de travail à l'étranger que je ne pouvais pas refuser. J'ai conscience d'avoir agi comme le pire des égoïstes mais, je n'ai pas eu le choix..."

Ce n'est pas trop mal. Il va se poser des questions sur un éventuel travail me poussant à partir à l'étranger, mais de cette façon, je n'ai pas l'impression de lui mentir.

"Je crois que tu ne donnes pas de cours aujourd'hui, et moi non plus, je pourrais peut-être passer chercher Arthur... Si tu veux bien ?"

Je ne veux pas le forcer à me rendre mon fils. D'une parce qu'il l'aime sans doute plus que je ne l'aimerais jamais. De deux, parce que ce serait cruel, de le lui avoir confié sans explication et de le lui arracher sans explication... Il sera un meilleur père que moi, alors l'idée qu'il le garde ne m'est pas insupportable. Mais si c'est un fardeau, je ne peux pas le lui laisser. Il l'a déjà gardé deux ans, c'est plus qu'il n'aurait dû.

"De toute façon, si je le récupère, je ne pourrais jamais m'en occuper sans toi."

Je restai dans la salle des professeurs alors que, peu à peu, les uns et les autres s'en allaient pour vaquer à leurs occupations et préparer correctement la rentrée pour les élèves. J'essayais de réfléchir à quelque chose que je pourrais lui dire. Mais aucune pensée n'était valable. Cela allait vite devenir gênant si nous commencions à nous tenir l'un en face de l'autre sans oser prendre la parole. Je tassai les quelques feuilles que j'avais dans les mains pour les rassembler. Je pouvais commencer par lui demander comment il allait. Puis j'enchaînerai en lui demandant où il était passé ces deux dernières années... Mais, heureusement, il brisa la glace avant moi. Heureusement ? Ou Malheureusement ?

Passer chercher Arthur. Si son premier discours m'avait intrigué, voire inquiété, cette dernière déclaration fut la goutte d'eau. Je n'avais aucun droit à valoir sur ce petit garçon, mais comment le confier à son père - mon fils - qui l'avait abandonné pendant deux ans ? Et puis je devais bien l'admettre : je m'y étais attaché, au petit... Je reposai mes feuilles. Mais si je voulais avoir une chance de voir Arthur le plus souvent possible, je ne devais pas entrer en litige avec Mathieu. Nous avions une relation chaotique depuis plusieurs années. Je ne comprenais pas ses choix, et lui ne comprenait sans doute pas les miens non plus... Mais il m'avait fait confiance pour garder Arthur. Cela voulait bien signifier quelque chose, n'est-ce pas ?

« Ecoute... C'est ton fils, je... Je ne pourrai jamais t'empêcher de le reprendre, ce sont tes droits légitimes. J'aurais simplement apprécié un coup de fil. Simplement pour me dire que tu partais à l'étranger pour ton job ou... Ou que sais-je. Et pour me dire que t'étais revenu, aussi... Mais bon te voilà. Alors si tu veux, et si tu peux le reprendre ... »

Je ne savais pas ce que je ressentais. J'étais soulagé, bien entendu. Il n'avait pas l'air en mauvaise santé. Mais j'étais aussi en colère, bien sûr, c'était mon rôle de père de lui en vouloir s'il agissait de la mauvaise manière. Et puis, j'avais peur qu'il reprenne Arthur. Cependant, sa dernière phrase me rassura.

« Oh tu sais je suis sûr que... Que tu saurais faire. » Non, je n'en étais strictement pas sûr. Mais je ne pouvais pas lui dire ça. Après tout, peut-être qu'il serait un bon père. Moi je n'en étais pas un, qui étais-je pour penser que je pourrais mieux m'occuper d'Arthur que lui ? Je m'y étais seulement beaucoup attaché. « C'est toi qui vois, on peut passer le voir déjà ce serait bien. Il sera ans doute content. » Si tant est qu'un enfant de trois ans soit content de revoir un inconnu.

Je rangeai les feuilles dans ma mallette et m'approchai de lui pour lui tapoter le dos.

« Tu as l'air de bien te porter c'est bien... Bon alors, heu... En route. »

Ca n'allait pas être une partie de plaisir. On se dirigea tous les deux vers mon appartement.

« Tu loges où, exactement ? Tu as la place pour accueillir Arthur ? » je poussai la porte de mon logement. Mathieu connaissait les lieux. Ca avait été chez lui pendant un temps. « Fais comme chez toi. Edna ? Je suis de retour plus tôt que prévu, tout va bien. »
« Oui, c'est un ange ! Nous allions passer à table pour déjeuner. »
« Papa, garde' ! » il me tendit un dessin qu'il avait fait dans la matinée.
« Oooh c'est magnifique, ça, mon bonhomme. On l'accrochera sur le frigo... Mais... Il y a quelqu'un qui aimerait te voir. »

Je pris la main d'Arthur et l'emmenai près de Mathieu.

Aucun enfant ne mérite un père tel que moi. Que ferais-je, une fois le gamin dans les pattes ? Je l'emmènerais au parc ? Lui apprendrais à faire du vélo ? Lui lirais des histoires ? Moi ? L'alcoolique notoire sans attache qui tue au nom de l'état Anglais ?
Il est mieux avec Florent, et Florent le sait. Il ne veut pas me laisser. Il ne me pense pas assez responsable. Comme d'habitude, il a raison.

Je souris. Je sais qu'Arthur ne sera pas content. Il ne me connait pas. Je ne le connais pas. Mais mon père est attendrissant, à essayer de ne pas me vexer. Il est toujours persuadé que nous sommes en mauvais termes... Alors que ce n'est pas la réalité. Bien sûr que je lui en veux... Il a commis des erreurs. Comme tous les pères. Mais, je suis assez grand pour comprendre qu'il m'a toujours aimé. Je lui ai pardonné. Dès mon départ pour Kiev. Je n'ai simplement pas encore eu le temps de le lui dire.

"Oui allons-y."

Je le suis sans trop savoir quoi ajouter. Depuis nos disputes, les discussions sont devenues difficiles. Nous avons pourtant des points communs. Malgré mon homosexualité, je suis resté le même. Le même, en plus pervers.
Je pénètre dans l'appartement luxueux de mon père. J'avais oublié, les odeurs, les couleurs, les sons... Comme si des dizaines de souvenirs me percutaient de plein fouet. Je me souvenais des nuits passées à attendre à la fenêtre que papa rentre du travail. Des gâteaux à la crème de maman. Des parties de cache-cache interminables... Je me souvenais de la déception dans les yeux de Florent, lorsque j'évoquais ma possible homosexualité.

"Je n'ai pas..."

Encore prévu de chambre. Arthur me coupe. Il a grandi.
Et il me ressemble tellement. Pauvre gosse. Il ne me reconnait pas. Évidemment. C'est Florent qu'il appelle papa.
Je m'accroupis devant lui. Je ne ressens ni joie, ni tristesse. Juste de la peur. Une peur paralysante. Pire que celle de me retrouver face à la mort dans un pays inconnu.

"Bonjour, mon grand... Je ... Je ... Suis Mathieu."
Incapable de lui annoncer la vérité, je lui tends la main en souriant. Il me regarde, en biais, puis me serre la main, comme un adulte.
"Arthur !"

Je me souviens de ses grands yeux bleus lorsque je l'ai trouvé, devant ma porte. Il ne pleurait pas. Il attendait. Jugeant silencieusement le père que je devais devenir. Il savait que j'échouerais.
Mais il semble heureux. C'est le principal.

"Tu veux bien retourner faire un beau dessin pendant que je discute avec Florent ?"

Le petit garçon hoche la tête et s'éloigne avec ses crayons de couleur. Je ne peux pas l'enlever à mon père.

"Je suis désolé, c'était une mauvaise idée. Arthur est bien plus heureux avec toi qu'il ne le sera jamais avec moi. J'avais peur que ce soit un fardeau, c'est pour cette raison que je désirais le récupérer, mais ... Tu l'aimes, et il ne me connait pas. Te le retirer serait une erreur. J'en ai déjà commis bien assez..."

Je soupire.

"Je m'excuse aussi... Pour tout le reste. Être un fils exemplaire, ça n'a jamais été dans mes cordes... Mais, je suis content de te revoir."

Savoir que j'allais garder Arthur me rassura, me sécurisa. Ce petit bonhomme me procurait beaucoup de joie. Il était ma seconde chance. Ma rédemption en tant que père. Mais cela m'attristait pour mon fils. Il était bien jeune lorsqu'il l'avait trouvé à la porte. Il était alors venu me trouver, démuni, désemparé, sans savoir quoi faire ni comment s'y prendre. Ses ambitions n'étaient pas d'élever un enfant. Et moi j'avais tant de regrets... Mais je n'étais pas le père d'Arthur, et il l'apprendrait tôt ou tard. Mathieu devait être présent dans la vie de son fils, au moins un peu. Je l'invitai à s'asseoir autour de la table de la cuisine et fis couler du café.

« Tu comptes rester en ville combien de temps ? »

Je sortis deux tasses des étagères. Sa situation demeurait mystérieuse. Il partait deux ans à l'étranger et revenait subitement pour enseigner dans un lycée ? Cela me paraissait tellement étrange, presque impossible à dire vrai. Quelque chose ne tenait pas debout. Mais avais-je envie de le harceler de questions ? En tout cas, je n'allais certainement pas le faire de manière directe. Et pas si tôt. Il n'avait plus l'air de m'en vouloir ou d'être en colère contre moi. Mais moi, je m'en voulais. Les choses avaient pris une tournure que je regrettais amèrement. Je posai sa tasse de café devant lui et m'assis à mon tour.

« Parce que je me disais que ce serait quand même bien qu'Arthur te connaisse. Sache qui tu es. Je suis très attaché à lui, je serai prêt à faire ce qu'il faut. Mais je ne suis pas son père, il ne pourra pas m'appeler papa toute sa vie. Et peut-être qu'un jour je ne serai plus là pour assumer cette tâche. »

Cela pouvait arriver à n'importe quel moment. Dû à mon âge. Et dû aux ennemis qui me recherchaient encore. On ne part pas de la mafia sans être poursuivi toute son existence. Cela faisait bien trop d'années que je vivais ici, au même endroit, sous une fausse identité. Mathieu savait-il, au moins, que notre nom n'était pas Hamilton ? Je ne lui avais jamais rien dit. Son image de moi ne devait déjà pas être bien reluisante, alors un père mafieux, assassin, voleur, voire terroriste... Comment me verrait-il, après ça ? Comment me dévisagerait-il ? Nous n'étions pas une famille heureuse, un foyer joyeux et solide, mais j'aimais mon fils. Je n'étais pas un bon père, pas un père parfait, mais je l'aimais sincèrement. Il était ma chair, mon sang. J'aurais tout fait pour lui. Je serais mort, aurais subi les pires tortures. J'avais tout quitté, risqué ma vie et la sienne pour lui assurer un avenir loin des magouilles et de la destruction. Mais cela n'avait guère réussi à l'aider, dans la vie... Avec la mort de sa mère et une bien piètre figure paternelle.

Je bus une gorgée de café.

« Tu n'es plus un petit garçon. Tu es un homme. Un homme assume ses responsabilités. Je peux t'aider. Nous ne formons pas une famille idéale, ni une famille très unie. Tu m'as déçu, et je t'ai déçu également. Mais nous sommes une famille malgré tout et cela passe avant tout le reste. Alors je serai là pour toi autant que je le peux. Mais Arthur est mon petit-fils, il n'est pas mon fils. Je ne peux pas l'élever comme tel ce ne serait pas juste envers toi, envers lui... En fait, ça ne serait juste envers personne. Tu n'es pas obligé de le faire aujourd'hui mais, un jour, bientôt, si tu comptes rester, ce serait bien que tu te présentes à lui comme un père. »

Je pianotai sur le rebord de ma tasse.

« Alors, où es-tu allé ? Tu as au moins des photos à me montrer ? »

Tous mes souvenirs me paraissaient si lointain, comme s'ils appartenaient à une autre vie. Les devoirs laborieux tous les soirs, avec un père qui ne perdait jamais patience. Les engueulades lorsque je sortais faire le mur, puis les crêpes de réconciliation, parce qu'à cet âge-là, c'était normal de s'amuser.
Les copains que j'invitais pour réviser... Et plus si affinités.
La fiancée qui m'a attendu dans sa robe de mariée.

J'observe le contenu de ma tasse... Je n'ose pas lui dire que j'aurais préféré un chocolat chaud. Surtout l'un des siens. Avec un Marshmallow et de la chantilly. Quel genre de père boit du chocolat chaud ? Je ne suis pas fait pour la paternité. Je n'aurais même jamais dû coucher avec cette femme ! Si je n'avais pas essayé en vain de me conformer aux attentes de Florent, Arthur ne serait pas là aujourd'hui.
Et ce fardeau ne serait pas le mien, ni celui de mon père.
Alors assumer mon rôle...

"Je compte rester le temps qu'il faudra, mais... Je ne peux rien te promettre. En revanche, tu as raison. Je dois dire à Arthur que je suis son père. Je le ferai."

Des photos. De Kiev ? De ce que je faisais à Kiev ? Personne n'aurait aimé voir cela.

"J'étais en Ukraine. J'enseignais l'anglais dans une école, malheureusement, je n'ai pas de photos à te montrer. Mais je suis désolé d'être parti sans rien te dire, j'ai juste décidé de tout plaquer pendant quelques temps..."

Je souris en remuant mon café sans le boire. Je lève les yeux vers Florent.

"Si je révèle tout à mon fils, tu n'as peur que je le contamine ? En passant trop de temps avec moi, il finirait peut-être par aimer les hommes, lui aussi. Alors qu'avec toi, il n'aurait aucune chance qu'une telle chose se produise."

Je cherche à l'embêter plus qu'à l'énerver. Florent ne s'énerve pas. Il est d'une patience d'ange. En tout cas, avec moi. Mais, je sais que le sujet le met mal à l'aise. Je suppose qu'il l'occulte, qu'il l'oublie, et chaque fois que j'en parle, il doit à nouveau faire face à cette réalité qui le dérange. L'idée m'amuse. Il est tellement vieux jeu. Bien plus que ne l'était Oncle Berto.

"Si ça peut te rassurer, je n'ai pas l'intention de l'emmener voir des Drag Queen dans des cabarets, même si ce sont des spectacles qui valent le détour. C'était surtout le truc d'Oncle Berto, pas le mien."

En réalité, je me rappelais assez bien du maquillage et des robes à paillettes, et du plaisir que je prenais à me déguiser ainsi. Si Florent m'avait vu dans cette tenue, il serait mort d'une crise cardiaque. C'est pourtant les seuls endroits où je me sentais différent et accepté. Berto m'a ouvert les yeux. Sans lui, j'aurais épousé cette belle fiancée qui attendait dans la cuisine. Sans lui, j'aurais tout fait pour me conformer aux désirs de mon père, et j'aurais été malheureux.
En observant mon père, une pensée m'effleure.

"... Bien sûr, tu étais déjà au courant de ce que faisait Oncle Berto de son temps libre, n'est-ce pas ?"

Mal à l'aise, je me redressai sur ma chaise et détournai le regard. Je préférais éviter le sujet, faire comme s'il n'existait pas. Pourtant, Mathieu le mettait bien en évidence, là où je ne pouvais pas manquer de le remarquer. Je fis pourtant comme si je n'avais pas entendu et grommelai une réponse à peine audible. Un genre de Mais qu'est-ce que tu racontes encore, enfin... Je toussotai et pris une gorgée de café pour occuper ma bouche et mes pensées. Une échappatoire. J'avais accepté l'homosexualité de Mathieu... Enfin, disons que je préférais faire comme si je ne savais rien et n'avais jamais rien su. Cela me faisait beaucoup de peine de savoir que mon fils avait vécu de tels traumatismes. Mais tout cela ne venait que d'une seule personne : mon frère. Adalberto. Je n'aurais jamais dû lui confier Mathieu. Il vivait dans la débauche... Malgré tout, c'était un homme d'une loyauté infinie. Il était mort pour nous. Je ne pouvais pas l'oublier, ni lui en vouloir. Le seul à blâmer, c'était moi, pour ne pas su avoir corrigé le tire. A présent, Mathieu ne pourrait jamais espérer avoir une rédemption. Moi, j'étais un être perdu. Mais Mathieu aurait pu avoir une chance de vivre normalement. Au lieu de quoi, il couchait avec des hommes et faisait sans doute des choses plus qu'obscènes. Je ne voulais pas être au courant... Mais j'étais terriblement triste pour mon fils et m'en voulais profondément de ne pas avoir su le protéger de lui-même, ou des choses l'ayant rendu... Comme ça. Anormal.

« Et c'est sympa, Kiev ? »

Faire comme si tout ça n'existait pas, je l'avais toujours plus ou moins fait depuis que la thérapie psychiatrique n'avait pas fonctionné. Après cela, Mathieu m'en a énormément voulu et je n'ai plus jamais abordé le sujet. J'avais éludé le problème pour qu'il n'y en ai plus. Mais voilà qu'à présent il me lançait ça en plein visage. Je supposai que c'était une manière de se venger ? Sans pour autant me faire de grands reproches. Je fis tourner ma cuillère dans ma tasse.
Bien sûr que je savais, pour Berto. On n'en parlait pas beaucoup non plus. Et je n'aurais jamais imaginé qu'il puisse pervertir mon fils à ce point.

« Je ne sais pas ce qu'Adalberto t'as fait subir et ne veux pas le savoir. Je ne blasphémerai pas un homme mort avec honneur et loyauté. Paix à son âme. Tu devrais en faire autant...et laisser le passé au passé. Et tes...» perversion. « ... choix de vie... Te concernent. Ne mêle pas Arthur à tout ceci, il est jeune et innocent, tu sais. Enfin, ce n'est pas ce que je voulais dire. Tu sais bien... Enfin tu vois. Changeons de sujet. Tu ne bois pas de café ? »

Je me levai pour mettre ma tasse dans l'évier et sortis du lait et du chocolat. Il préférait peut-être ça, comme quand il était petit. Et si jamais il n'en voulait pas, je pourrais toujours le donner à Arthur.

« Tu veux rester manger avec nous, ce midi ? »

Je me demande ce qu'il peut bien imaginer sur les pratiques des homosexuels. Est-ce qu'il nous prend pour des pervers, obsédés, qui sucent des queues à tous les coins de rue, qui attrapent et transmettent le Sida chaque fois qu'ils s'enculent dans des toilettes publiques ? Que dirait-il s'il apprenait que je couchais avec l'un de mes élèves ? Que je suis un symbole de débauche ?

Je soupire, prêt à abandonner cette bataille... Jusqu'à sa remarque sur mon oncle. Comme si c'était le méchant de l'histoire. Comme s'il soupçonnait Berto d'avoir fait de moi un homosexuel. J'étais petit, mais Berto savait. Il ne m'a jamais rejeté. Il n'a jamais tenté de me changer. Lui, il trouvait cela normal. Comment Florent peut-il accuser son propre frère de m'avoir perverti ?

"Oncle Berto ne m'a rien fait subir, contrairement à toi... Tu ne comprends pas, ce n'est pas lui qui m'a changé, c'est lui qui l'a découvert le premier. Il a tenté de me montrer que ce n'était pas grave. C'est grâce à lui que tu ne m'as jamais retrouvé dans une baignoire, les veines lacérées."

Je ne suis pas en colère. Je ne cherche pas à l'énerver... Juste à rétablir les faits, tels qu'ils sont. Je ne peux pas blâmer Florent, il ne sait pas de quoi il parle parce que je n'ai jamais pris le temps de le lui expliquer.

"J'étais jeune et innocent quand tu m'as envoyé en thérapie, et tu sais à quoi je pensais là-bas ? Je me demandais à quel point je t'avais déçu, et si tu allais pouvoir me pardonner. Je me sentais tellement mal d'être encore une fois un fils indigne. Cet endroit était pire que l'Enfer, mais j'ai vraiment essayé de changer, pour toi. Puis j'ai rencontré une fille. Nous nous sommes fiancés. Tu as repris espoir... Et j'ai compris qu'elle serait la plus grosse erreur de ma vie, alors je ne me suis pas présenté devant l'autel... J'ai fait le choix de m'assumer, pour ne plus être malheureux, même si je savais que j'avais des chances de te perdre..."

Je lui souris. Tristement. J'aurais aimé que tout soit différent.

"Je voulais que tu sois fier de moi, mais tu ne m'as plus jamais regardé comme avant. Tu ne me souriais plus, tu n'osais plus m'adresser la parole. Tu m'as abandonné une seconde fois, et c'est pour cette raison que je t'en voulais. Mais aujourd'hui, tu ne peux pas faire semblant que mon homosexualité n'existe pas, et si tu préfères ne plus me voir, tu dois me le dire."

Je me lève en laissant la tasse de café sur la table. J'aurais vraiment préféré un chocolat.

"Il ne vaut mieux pas que je reste manger... Je ne voudrais pas prendre le risque de rendre Arthur aussi anormal que moi."

Je prends ma veste. Pendant un instant, j'ai vraiment cru que nous pourrions nous réconcilier...

Mots après mots, phrases après phrases, il meurtrissait notre relation chaotique et instable. Je reposai sur le comptoir la tasse que j'avais sorti, gardant le dos droit et le regard fixé sur le mur tandis qu'il m'exposait sa pensée, sa vision des choses et ses ressentis. Les ressentis d'un fils abandonné par son père. Il ne comprenait pas que je ne l'avais pourtant jamais lâché. Ce qu'il prenait pour un désintérêt était simplement une façon de ne pas nous mettre tous les deux mal à l'aise. Lui, face à mon incompréhension et à ma peine de le voir tel qu'il était, moi face à sa nature damnée. Les efforts que j'avais fait pour tenter de le guérir. Les thérapies, les discussions maladroites, les persuasions inefficaces. Il voyait son Oncle défunt comme un sauveur, un homme tolérant et bienveillant alors qu'il l'avait débauché. Mathieu ne s'en rendait pas compte, à l'époque il était trop jeune et à présent cet état de fait était ancré en lui...

Si ses ressentis n'étaient pas conformes à ma vision des choses, je ne pouvais tout de même rejeter son amertume et sa propre déception qui se heurtait à la mienne. Il était peiné par mes agissements autant que j'étais peiné par les siens. Étions-nous donc voués à ne jamais nous comprendre, à demeurer des étrangers ? Je ne voulais pas accepter ce qu'il s'acharnait à être. Mais cela ne voulait pas dire que je le reniais, encore moins que je ne l'aimais pas. Au contraire. J'aurais tout donné pour pouvoir le sauver de sa condition. Ou , plus encore : le rendre heureux. Vraiment heureux. Lui épargner les souffrances encourues au cours de son existence.

« Je n'ai pas dit ça, ne déforme pas mes propos pour devenir victime de tes propres choix. » dis-je d'une voix dure qui m'était peu commune. Ces sujet-là, concernant mon enfant, étaient les seuls qui pouvaient me faire perdre patience avec lui. Peut-être me renvoyait-il a ma propre médiocrité paternelle. « Assieds-toi. »

Je me retournai vers lui et tirai la chaise pour qu'il revienne s'asseoir. Il était déjà parti une fois, pendant deux ans, après ce même genre de discussion vaine et inutile. Je lui tournai à nouveau le dos et jetai le contenu de la tasse dans l'évier avant de faire la vaisselle pour occuper mes pensées.

« Je vais mettre le couvert pour trois, j'appréciais que tu restes manger avec nous, et que tu fasses connaissance avec ton fils. » mon ton était plus calme, mais sans appel. S'il se défilait à nouveau, ce n'est pas moi qui le laissait tomber. C'était lui qui laissait tomber. Je ne pouvais pas me battre s'il prenait toutes les armes avec lui. Je ne le forcerai pas à me tenir compagnie s'il ne le supportait pas.

« Tu ne m'as jamais déçu. C'est la vie qui m'a déçue. Tu sais très bien que j'ai toujours fait tout ce que je pouvais pour toi. Ce n'était peut-être pas assez, ou pas comme il le fallait, pas comme tu aurais voulu que ce soit... Mais j'ai fait ce que j'ai pu pour t'aider. Je me rends bien compte que je ne peux plus rien faire, maintenant, je sais que c'est vain. Tu es convaincu de... D'être toi. Tu es adulte maintenant, je n'ai pas mon mot à dire. Mais je serai vraiment content que tu restes. »

Je n'avais jamais pleuré devant mon fils. La maîtrise de soi faisait parti des fondamentaux de mon ancien métier. Je contrôlai mes émotions comme une lame tranchante, pourtant ma voix trembla. Trop légèrement pour être entendu, sans doute, mais je le ressentis très nettement. C'est pourquoi je fis couler de l'eau dans une casserole pour que le bruit emplisse la pièce, laissant le temps à ma mâchoire de se desserrer.
Et les regrets demeurent tandis que le temps passe.

Comment faire pour réussir à nous entendre ? Nous forcer, est-ce la solution ? Malgré moi, je me rapproche. Il n'a pas tort. M'enfuir sur ce prétexte, ce serait abandonné Arthur parce que j'ai peur d'être père. Pas parce que mon père refuse de me laisser le voir. Pour un homophobe, il est lucide et psychologue sur de nombreux sujets.

Quelque part, je devrais m'estimer heureux. Il ne me dit pas explicitement qu'il ne veut plus me voir. Il ne sait pas comment réagir. Il pense que j'ai sombré dans une débauche diabolique à cause de ses erreurs, et je n'ai pas encore trouvé le moyen de lui faire comprendre que ce n'est pas le cas. Et que ma débauche est très agréable, surtout avec Chris.

"Je sais que tu as essayé de faire les bons choix, c'est pour ça que je ne t'en ai jamais voulu pour la thérapie, les reproches..."

Je me positionne derrière lui, et je tends la main pour toucher son épaule mais... Je m'arrête. J'aimerais... Juste... Qu'il me prenne dans ses bras. Qu'il me rassure. Qu'il me dise que tout ira bien. Comme lorsque maman est morte. Je baisse les bras. Incapable de faire le premier pas.

"Maman n'était plus là, tu avais peur d'avoir mal agi... Mais ce n'est pas ta faute. J'ai toujours été différent, même avant mon passage chez Oncle Berto, avec du recul, tu pourrais en prendre conscience..."

Je réclamais toujours des histoires sans princesse. Un détail anodin, mais qui était plein de sens pour moi.

"Peut-être que tu seras content de savoir que je suis heureux..."

Je me rassois.

"Je te connais assez pour savoir que tu es, et que tu resteras un vieil italien catholique. Sache que si je dois être damné, l'homosexualité sera sans aucun doute tout en bas de la liste de mes péchés... Les chiens ne font pas des chats."

Je souris, changer de sujet pour en choisir un encore plus sensible que le premier, en voilà une bonne idée. Je sais qu'il comprendra l'allusion. Il est loin d'être idiot. Il devait bien se douter que je découvrirais tôt ou tard ses activités. Et encore, je suppose que le MI6 ne dispose pas de toutes les informations sur son compte

"Kiev est une ville très agréable, quoique plutôt dangereuse à notre époque pour les déviants dans mon genre... Tu as besoin d'aide pour le repas ?"

Nous ne parvenions pas à nous rejoindre. La distance était-elle devenue si grande ? Je serrai le poing. J'étais impuissant face à cette situation. Mon fils ne connaîtrait pas le bonheur que je souhaitais pour lui, même après sa mort, et avec cela en tête, je ne partirai jamais en paix. Quoiqu'il en pense. Je me retournai vers lui pour le regarder. Il avait les yeux de sa mère. De très beaux yeux clairs. Un peu moins clairs que les miens. Mais ils étaient purs, et profond.

« Si tu es heureux. »

Mais l'était-il vraiment ou avait-il simplement l'impression de l'être ? On pouvait parfois se complaire dans un quotidien sans pour autant être heureux. Le bonheur se cultivait, et sa tête à lui ne reflétait pas le bonheur. J'esquissai un geste pour poser ma main sur sa joue. Un simple geste de tendresse. Mais je n'osai pas. Je ne savais plus comment me comporter avec lui. Ce dont il avait besoin. Ce que je pouvais lui donner pour l'aider encore malgré son âge adulte. J'aurais aimé pouvoir lui dire Viens te cacher sous la couette, ce n'est qu'un orage qui va passer. Il ne peut rien t'arriver car tu es à l'abri, protégé. Mais il n'était plus à l'abri, il n'était plus protégé... Plus vraiment. Il avait des armes, il savait se battre et les utiliser. Mais mon petit garçon me demeurait étranger.
Pire encore. Comprendre qu'il avait emprunté un chemin sans doute dangereux. Les chiens ne font pas les chats. Je le détaillai d'un coup d’œil. Ainsi donc, il savait. Tôt ou tard, il avait bien fallu qu'il l'apprenne. Un père assassin, tortionnaire, terroriste... Un tableau que j'aurais préféré dissimuler à tout jamais. Malgré cela, il voulait quand même me confier son fils. Cela en disait donc long sur ses propres activités. N'est-ce pas ?

« Je ne suis jamais allé à Kiev. Elle n'est pas dangereuse que pour ça. Mais tu le sans sans doute mieux que moi, a priori. Non è quello che volevo per te *. »

Cette fois-ci, je posai ma main sur sa joue et la tapotai doucement, avec affection. Je ne voulais pas lui poser de questions. Il ne pouvait sans doute pas en parler, et mieux valait qu'il n'en parle pas. Moins les proches en savent, mieux c'est. J'étais bien placé pour le savoir. Mais cette fois, j'étais vraiment désespéré. Je te demande pardon. Mais alors, pourquoi était-il revenu ici, pour enseigner la littérature qui plus est ? Lui qui n'avait jamais aimé les études. Je lui lançai un regard interrogateur mais qui ne demandait pas de réponses.

« Tu peux ... Faire une sauce tomate si tu sais encore la préparer. »


* Ce n'est pas ce que je voulais pour toi

Je voudrais tout lui expliquer. Lui dire que non, actuellement, je ne suis pas heureux, mais que cela n'a rien à voir avec mon homosexualité. Que j'ai peur, peur de le voir finir sa vie en prison. Peur d'être un mauvais père pour Arthur. Peur de continuer à côtoyer Chris.
J'aimerais lui demander : "Comment peux-tu trouver le sommeil la nuit ? Comment réussis-tu à te regarder dans une glace le matin ? Comment fais-tu pour que toute ta vie ne s'effondre pas ?"

Je lui souris. L'entendre parler en italien me rappelle des souvenirs. S'il savait... Ce n'est pas ce que je voulais pour moi non plus. Je prends sa main dans la mienne, puis le serre contre moi. Son odeur me ramène des années en arrière. Je m'accroche à sa chemise, je ferme les yeux. Il me protège. Comme lorsque j'étais enfant. Je ne veux plus le lâcher.

"Tu m'as manqué, papa..."

Après des secondes interminables, je le lâche. Je remonte mes manches.

"Évidemment que je sais toujours la faire. En fait, la cuisine, c'est même l'un de mes atouts de séduction. J'ai de la chance que tu m'aies tout appris."

J'attrape les tomates, et les différents ingrédients. Rien n'a changé de place. Je prépare la sauce avec un certain enthousiasme. J'ai la sensation d'avoir retrouvé mon père. Tant pis, s'il ne peut pas accepter cette part de moi. De toute façon, je n'ai aucune intention d'avoir des relations longues, donc personne à lui présenter. Le problème est réglé. Enfin, l'un des problèmes...

"Je ne cherche pas à te mettre mal à l'aise mais... Je me demandais... Comment tu as fait pour vivre avec ton passé ? À partir de combien de temps, on s'habitue ? Parce que... Je suis rentré depuis trois mois et j'ai toujours la sensation..."

D'avoir du sang sur les mains. J'observe la sauce tomate en repensant aux meurtres. Je ne suis pas fait pour cela. Je ne suis pas aussi fort que l'est mon père. Mais, c'est la seule façon de le protéger...

"Ce n'est pas ce que je voulais, non plus..."

Je le serrai dans mes bras et posai une main rassurante dans son dos. Ces moments de tendresses n'étaient pas survenus depuis des années. Cela allait sûrement nous faire de bien, à l'un comme à l'autre. Je savais ce qu'il ressentait. Je connaissais ses peurs qui avaient été les miennes, sa culpabilité, ses doutes, ses regrets. Il allait traverser les mêmes choses que moi. Comment en était-il arrivé là, sur cette route ? Répétait-on sans cesse les erreurs de ses pères ? De génération en génération ? Était-ce une fatalité ? A vouloir cacher des choses, je l'avais peut-être conduit sur cette voie sans le vouloir. J'aurais peut-être dû lui expliquer, le dissuader quitte à me faire haïr, méprisé... Cela lui aurait évité des tourments. Une vie semée d'embûches, de danger, de sang et de mort. Je le regardai, alors qu'il quittait notre étreinte pour couper des tomates et les faire cuire. J’observai son visage, son regard pensif, ses traits tendus.

« On ne s'habitue pas. On fait avec, et on apprend à ne plus y penser. Mais on ne s'habitue pas. S'habituer, ce serait comme tuer la part d'humanité restante. Celle qui nous fait culpabiliser et grâce à laquelle on sait, dans le fond, que ce qu'on fait n'est pas correct. Que ce n'est pas le chemin que nous aurions dû suivre. » je posai ma main sur la sienne, celle qui tenait le couteau. « Ca ne doit pas te faire oublier que tu es quelqu'un de bien. »

Je sortis des assiettes et les disposai sur la table de la cuisine.

« Je ne te poserai qu'une seule question : pourquoi ? »

J'aurais préféré être un psychopathe. Ne rien ressentir. Mais non, je suis humain. Fragile. Pathétique. Je le laisse poser sa main sur la mienne. Quelqu'un de bien ? Quelqu'un de bien ne tue pas des gamins de quatorze ans pour son pays. Quelqu'un de bien n'accepte pas d'enquêter sur les affaires louches de son père. Quelqu'un de bien paie pour ses crimes, et les assume. Quelqu'un de bien ne boirait pas dans l'espoir d'oublier.
Comment mon père peut-il être déçu pour mon homosexualité alors que c'est justement tout le reste que j'ai foiré ?

"Si seulement tu pouvais dire vrai..."

Je regarde la sauce tomate cuire quelques instants, avant d'aider mon père à remplir les assiettes. Il est obligé de poser la question. Mais la réponse est ridicule. Même ça, c'est juste une erreur. Une gigantesque. Une colossale erreur. Je me tourne vers lui, un peu honteux.

"Je... N'ai pas fait exprès. Disons que je me suis retrouvé dans la merde juste après l'arrivée d'Arthur et ... Pour m'en sortir, j'ai accepté un contrat que je regrette un petit peu aujourd'hui. Je suppose que si je n'avais pas été saoul 24h sur 24 à cette époque-là, j'aurais fait plus attention..."

Je lui souris. Cette histoire me paraissait risible à raconter. Le type bourré qui signe un contrat avec le diable pour éviter la prison. Je dois reconnaître que je me pensais plus intelligent que cela.

"Peut-être que ma stupidité te fera relativiser sur ma sexualité déviante ?"

La situation n'est pas amusante, mais que me reste-t-il à part la dérision ? Je ne dors plus sans prendre une cuite parce que je suis hanté par les visages des innocents que j'ai tués. Je ne parviens plus à prendre des cuites tant mon organisme s'est habitué à une quantité d'alcool astronomique. Dès que j'arrête de boire plus de deux heures, je tremble et je transpire comme un drogué sans sa dose. Non, vraiment, l'homosexualité à côté de ça, ce n'est pas si grave.

"Je suis désolé d'être aussi décevant..."

Je m'étais focalisé sur un problème sans voir ceux qui se multipliaient. Je pensais que son homosexualité l'empêcherait d'atteindre la rédemption sans songer au fait qu'il suivait mes pas et que, pour lui, rien ne s'arrangerait sûrement. Je le regardai lui, mon fils. Mon petit garçon. Mon petit enfant perdu dans la vie. Il avait prit les mauvais choix parce que je n'avais pas été là pour le guider. J'avais failli à la promesse que je lui avais faite. Tout n'allait pas bien pour lui. Mais il était encore jeune. Je pouvais l'empêcher de commettre les erreurs que j'avais moi-même commises entraînant la mort de ma femme et de mon frère par la suite. Je déglutis. Mais comment lui venir en aide, désormais ?

« Ne plaisante pas sur ces choses-là. Ce n'est pas très drôle. » Sa sexualité déviante n'était pas comparable avec les choix de sa vie. C'était une mauvaise pente qui avait peut-être entraîné tout le reste ? En était-il là à cause de ma trop grande négligence ? « Ce qui est fait, est fait. Qu'importe comment, en fin de compte. Tu as encore la possibilité de t'en sortir, tu sais. »

Les morts resteraient gravés dans son esprit, c'était un état de fait. Mais il pouvait s'extirper de ce chemin-là. Choisir une autre voie. Une autre vie. S'améliorer. C'était là, ma mission. Ma mission de père inachevée. Je le prenais pour un grand garçon, un homme capable de se débrouiller seul, alors qu'il était encore mon petit bonhomme. Et mon petit bonhomme avait besoin d'un papa. Je posai une main sur son épaule.

« Tu ne peux pas me décevoir pour des erreurs que j'ai moi-même commises. Et pour des choses que j'étais conscient de faire. Parce que c'était normal. Parce que c'était la famille. J'ai fait des choses peu reluisantes. Vraiment peu reluisantes. Que je ne pourrai jamais te raconter et avec lesquelles je devrai vivre jusqu'à ma mort. Des choses pour lesquelles je n'aurais jamais droit à une rédemption. A la différence de ce que tu me racontes, moi je faisais ça tous les jours. C'était un quotidien, depuis mon enfance. Mon frère et moi avons été élevé dans cette optique. Le trafic, les meurtres, les tortures... Et puis tu es né. Je ne voulais pas de cet avenir pour toi. » J'allumai une cigarette. « Mais on ne part pas de la famille comme ça...»

Et puis finalement, cet avenir funeste, il l'avait malgré tout eu. Différemment, bien sûr, mais il s'était retrouvé à tremper dans des affaires louches.

« J'ai échoué, apparemment. Mais je crois comprendre que tu fais autre chose. Si tu es revenu ici, c'est pour enquêter. Je sais de source sûre que le directeur et d'autres enseignants ont trempé dans des affaires louches par le passé. Ça ne peut pas être une coïncidence, tout ça. »

Je lui parlais librement car je ne voulais pas me méfier de lui. Et si jamais mon fils venait à me vendre aux autorités, je l'aurais sûrement bien mérité. Alors, dans tous les cas, je n'avais rien à perdre.

« Mais arrêtons-là les déductions, il est un peu tôt pour parler de choses aussi sombres. Mais je serai là pour toi, Mathieu. Tu sei mio figlio. * Et de nous deux, c'est moi qui doit beaucoup te décevoir. »

* Tu es mon fils.

La possibilité de m'en sortir... Voilà ce que c'est que de parler à demi-mot. Il ne comprend pas qu'il ne suffit pas de demander gentiment au Gouvernement de me laisser tranquille. Et contrairement à mon père, moi, je n'ai pas de relations. Personne à qui faire confiance... À part lui.

Lui qui s'ouvre enfin à moi, après des années de silence sur ses activités. Lui qui a été élevé pour tuer. Et qui a toujours cherché à me protéger de tout ça. Comme le ferait un bon père. Si je l'avais su plus tôt, peut-être n'aurions-nous pas perdu de temps en dispute... Peut-être n'aurais-je pas sombré aussi vite dans les affres de la dépression. Peut-être n'en serions-nous pas là.

"Donc... Oncle Berto et maman ne sont pas morts naturellement, n'est-ce pas ? Ils ont été sacrifiés pour que nous puissions survivre ?"

Aujourd'hui, le MI6 cherche à arrêter mon père, et pour me convaincre de le balancer, la mort de ma mère a été évoquée. Ils m'ont dit que c'était de sa faute sans savoir que jamais je n'aurais pu en vouloir à mon père pour cela. Il aimait tellement maman. S'il avait pu la sauver, il l'aurait fait. Mais j'ai besoin de l'entendre dire. Et, j'ai besoin de parler.

"Tu ne m'as pas déçu. Tu m'as sauvé. Je ne veux pas savoir tout ce que tu as dû faire pour me mettre en sécurité. J'aurais juste aimé... Que tu me préviennes avant que quelqu'un d'autre ne le fasse."

Ma main tremble. J'ai la gorge sèche. Cette conversation me donne soif. Je me rassois.

"En fait, comme de toute façon, tu l'apprendras si tu décides de te renseigner, il vaut mieux que je te le dise. J'étais vraiment ivre ce soir-là et je me souviens vaguement m'être disputé avec un type dans un bar... Il se trouve que nous nous sommes battus et ... Qu'il est mort. Je n'ai pas fait exprès. À dire vrai, j'avais tellement bu que toute cette partie est très floue. Et, je ne sais pas comment mais, au commissariat, mon véritable nom est ressorti. Tout comme le tien."

J'ai vraiment besoin d'un verre.

"Un agent du MI6 m'a expliqué qui tu étais... Il a romancé, un petit peu. Il m'a dit que tu avais tué des animaux, et que tu avais une deuxième femme en France, et trois autres enfants, ils ont dû penser que tu m'avais élevé comme un petit mafieux parce qu'ils m'ont proposé de travailler pour eux, et ils ont été déçus de constater qu'à part le combat au corps à corps, je ne savais rien faire. Mais il était trop tard, et après Kiev, ils ont décidé de m'envoyer ici, pour enquêter sur toi, et sur tous tes collègues... Ils savent tout sur nos vies et ils sont persuadés que je te déteste assez pour te balancer."

Je lui souris.

"Tu n'aurais pas quelque chose à boire ?"

Je n'arrivais pas à me décider.

« Ta mère... Ta mère était une femme exceptionnelle. » je souris avec tendresse en repensant à elle. Sa voix avait entièrement disparue de ma mémoire, aujourd'hui, mais je me souvenais de son visage, de son rire aussi. « Elle était forte et elle non plus ne voulait pas d'un avenir maussade pour toi. Ta mère et ton oncle sont morts pour nous protéger. Nous permettre de vivre une autre vie. » Une vie qui aurait du être meilleure mais que j'avais réduite en cendres. Je serrai le poing. Ce n'était pas ce que je voulais pour lui. Ce n'était pas pour ça que nous avions essuyé tant de peines et de souffrances. Tant de gâchis. « Mais ce n'est pas moi qui les ai tué. Pas directement, en tout cas. En un sens, oui... Ce n'est sûrement pas faux. » Si j'étais resté bien sagement à ma place... Mais que serait devenu Mathieu, alors ? Un tueur, lui aussi ? Il n'en n'était pas un, quoiqu'il en dise. Quoiqu'il ait pu faire.

J'écoutais son histoire. Que nos vrais noms soient ressorti me glaça le sang. Je n'avais pas peur de mourir, je n'avais pas non plus peur d'aller en prison. Mais j'avais peur pour mon fils, en revanche. Allait-il devoir travailler à leur botte pour mon passé, et pour le passé d'autres personnes ? Pour une erreur et pour de la boisson ? Je réfléchis rapidement. Je pouvais torturer quelques personnes puissantes, s'il le fallait. Faire pression. Je n'avais sans doute pas perdu la main malgré mes cheveux grisonnants. Mais ce n'était pas n'importe qui. On ne pourrait sûrement pas agir facilement. Et comment Mathieu allait-il s'y prendre ? Il ne pourrait pas jouer double jeu éternellement.

« Des informations pour nous arrêter, des preuves tangibles de nos identités, de nos activités ? Tu sais, je suis prêts à aller en prison si c'est nécessaire. Cela ne me fait pas peur. Je préférerai me retrouver derrière les barreaux plutôt que de te savoir asservi. Tu ne me dois rien. Ni loyauté, ni... Rien. »

Je me levai et m'apprêtai à sortir une bouteille du placard avant de réaliser qu'il était encore bien tôt pour boire. Et s'il avait des problèmes d'alcool, je ne devais certainement pas les encourager.

« Je ne crois pas que boire fera avancer les choses.» je remarquai ses légers tremblements. « Depuis quand boire est-il devenu maladif pour toi ?»

Dommage de l'avoir gâchée. Alcool. Soirée. Drogue... Meurtres. Je n'en veux pas à mon père d'avoir essayé, et d'avoir sacrifié des vies pour y parvenir. C'était un homme bien. Qui a juste essayé de s'en sortir. Je passe une main dans mes cheveux, en souriant. L'homme qui m'a élevé. Protégé. Aimé. Comment peut-il dire que je ne lui dois rien ? La simple idée qu'il se retrouve en prison me glace le sang. Peut-être qu'il le mérite. Mais c'est mon père. Le seul et unique. Je n'ai sans doute pas hérité beaucoup de traits de caractère des Italiens, à part la loyauté. Trahir mon propre sang, ce n'est pas envisageable.

"Ce n'est pas aussi terrible que ça a en a l'air... Même si moralement, c'est plus acceptable, être professeur me semble bien plus difficile que tuer quelqu'un. J'ai toujours détesté l'école, les prof, les devoirs, les règles... La littérature."

J'aurais dû me douter qu'il ne me servirait pas à boire. C'est un bon père. Il n'encourage pas mon alcoolisme. Dommage que je l'aie encouragé sans son avis, et que le manque me paraisse plus insupportable qu'une séance de torture.

"Tu m'as élevé, et j'ose croire que tu me connais assez pour savoir que je ne pourrais jamais te laisser aller en prison. Comment pourrais-je m'occuper d'Arthur convenablement si tu n'es pas là ? Non, ne t'en fais pas. Je trouverai une solution, je ferai durer l'enquête le temps qu'il faudra pour ne pas éveiller les soupçons... S'ils avaient des preuves contre toi, tu serais déjà en taule. Et aujourd'hui, cette vie est loin derrière nous... Tu ne cours aucun risque... Le directeur par contre..."

Quelle importance. Si je dois balancer tous les sales types de ce lycée pour ne sauver que mon père... Le choix est vite fait.
Maladroitement, je sors une cigarette de ma poche et l'allume entre mes lèvres. J'ai toujours envie de boire, mais je pense à autre chose.

"Depuis que je suis rentré de Kiev. Avant, je buvais beaucoup en soirée, j'étais bourré un jour sur deux, mais je m'amusais. Aujourd'hui, c'est comme une drogue dont je ne pourrais pas me passer."

Étonnamment, je déteste le tabac. La cigarette laisse un arrière goût de cendre et de goudron dans la bouche, alors que l'alcool...

"Je ne vais pas te faire l'affront de te dire que je gère la situation, mais ça pourrait être bien pire. Je pourrais me droguer, je lui souris, fier de ma plaisanterie, mais nous ne pourrions pas parler de tes problèmes plutôt que des miens ?

Sa loyauté me touchait en plein cœur. Malgré tous nos désaccords, malgré la pluie et les orages, il me restait fidèle parce que j'étais son père. Quitte à se mettre dans le pétrin. Je n'allais pas le laisser faire, bien sûr. Mais il n'était pas obligé de connaître tous les détails. En tant que père, je me devais d'assurer son avenir. Et non l'inverse. Il avait encore besoin de moi ; mais quand il serait prêt à recommencer sa vie seul, de manière épanouie, je ne laisserai personne d'autre la lui gâcher. Je lui adressai un sourire franc et sincère. Il méritait mieux dans la vie. Mieux que l'espionnage, la solitude et la déchéance. Il était trop jeune pour boire autant, et trop jeune pour avoir l'air aussi las.

« Ne t'en fais pas. On trouvera un moyen. » je trouverai un moyen. « Je crains que tu n'aies prie de mauvaises habitudes. En tant que père je devrais te faire la leçon, mais tu es un peu vieux pour recevoir des sermons, et je crois que je suis mal placé pour le faire. »

Cependant, je n'allais pas lui en donner, quand bien même il ferait une crise de manque au milieu de mon salon. Qu'était-il arrivé à mon petit bonhomme, hein ? Il était toujours là, mais si différent... Je souris à peine à sa plaisanterie. Il n'était pas très doué pour détendre l'ambiance dans des situations comme celle-ci. Moi non plus cela dit. Il devait tenir ça de moi...

« Habile changement de sujet. Je suis content que tu m'aies dit tout ça. Je comprends mieux ces années d'absence, et les nouvelles que tu ne nous donnais pas. Si on ne t'as pas déjà appris quelques ficelles, je vais t'en apprendre. Les messages codés, notamment, si on doit être amené à communiquer un jour, en urgence. On avait un code bien précis. Je te l'apprendrai. » Voilà que je l'initiais à des méthode de banditisme. Si sa défunte mère le voyait... Pardon. C'est nécessaire. « Quant à moi... Ce n'est pas bien important. Je suis un vieil homme. Mais je suis heureux de pouvoir garder Arthur. Je l'aime beaucoup, il est très calme. Mais très intelligent. Il comprend beaucoup de choses. Et il a tes yeux... Tu l'aimerais bien. Mais je comprends que tu ne veuilles pas forcément le mêler à ta vie pour l'instant. »

Je me levai et couvris la casserole avant de la retirer du feu. La baby-sitter était partie depuis longtemps, j'allais jeter un coup d'oeil dans la chambre d'Arthur qui dessinait toujours. Je retournai près de Mathieu.

« Il dort dans ton ancienne chambre. Rien n'a beaucoup changé. J'ai stocké quelques bibelots à la cave si tu as envie de les récupérer. Il a de la place pour ses jouets, comme ça. »

Je lui en veux moins qu'à l'époque. Beaucoup moins. Je me rends compte à quel point nos querelles étaient si dérisoires par rapport à tout ce que nous avons traversé. Peut-être qu'il finira par comprendre, ou peut-être qu'il ne comprendra jamais qui je suis... Mais tout d'un coup, ça ne me parait plus si important. J'avais si peur qu'il me repousse, comme l'aurait fait un mauvais père en apprenant que son fils unique est gay... Lui, il m'aime trop pour en arriver-là, et c'est tout ce qui compte.

"Toi qui n'as jamais voulu m'apprendre à chasser quand j'avais douze ans, maintenant tu veux m'enseigner tes techniques de mafieux... Je lui souris, mais tu as raison, il vaut mieux que nous soyons préparés au pire..."

Je n'ai pas précisé que j'avais peu de chance de me sortir de cette merde. Je ne veux pas l'inquiéter. Si ce n'est pas lui qui va en prison, ce sera moi... Et en lui avouant toute cette affaire, j'ai déjà foutu en l'air ma mission. Tant pis, je n'ai rien à perdre... Si ce n'est, Arthur, mais Arthur n'est pas vraiment mon fils.

"S'il est calme et intelligent, alors ses yeux, c'est sans doute le seul truc qu'il a hérité de moi, tant mieux... Je suis sûr qu'Arthur est un gosse génial, et je suis désolé de t'en demander autant, mais je ne peux déjà pas prendre soin de moi, alors comment pourrais-je prendre soin de mon gamin ? Tu es un bon père, je sais que tu le protégeras et que tu l'aimeras toujours, et pour l'instant, c'est ce qu'il y a de mieux pour lui."

J'ai toujours soif.

"Tu as gardé mes affaires ? Tu veux dire des bulletins de notes désastreux et des petits soldats déguisés en princesse ? Il faut dire qu'à cette époque-là, j'aimais autant les princesses que les armes à feu... Oh, mais tu as peut-être toujours Val... AH !"

Un fantôme.
Si j'appelais mon ours en peluche Valentino, c'est parce qu'un petit garçon du nom de Valentino vivait à l'intérieur. Enfin, il s'en servait pour me suivre partout. Alors, forcément, revoir ce petit garçon à côté de mon père dans la cuisine, quinze ans après, ça fait son petit effet. Je lui avais dit de ne pas me faire peur. Valentino m'observe. Il faut que je boive. Si je l'ai vu lui, rien ne va empêcher les autres de revenir... À part l'alcool. Une bonne cuite et chacun retrouve son monde d'origine.
Bordel, pourquoi tout est aussi compliqué dans ma tête ?

"Pardon, je voulais dire Valentino, mon ours en peluche... S'il est à la cave, ce serait bien de le donner à Arthur, je n'aime pas le savoir tout seul... Le fantôme de Valentino me sourit, je sais que ça a l'air ridicule dit comme ça, mais tu pourrais faire ça pour moi, s'il te plaît ?"