You take my cares away. || Angel.

Je m’en étais à peine rendu compte. Déjà, la cloche retentissait, libérant les plus chanceux, retenant les autres pour encore quelques heures. Je fis un signe de la main à mon amie Lily qui s’éloignait dans le couloir et allai ranger mes livres de cours dans mon casier. Ce soir, j’avais un rendez-vous. Cela ne plairait absolument pas à mon tuteur. Mais, au fond, qu’importait ? Je nouai mes cheveux en queue de cheval et montai jusqu’aux bâtiments de l’internat pour y déballer mes affaires et me faire belle. Angel se fichait des artifices, alors je tâcherai de rester naturelle. De laisser tomber les masques. Pour lui.

Je posai mon sac sur mon lit. Je n’avais pas regardé le nom de la personne qui partageait ma chambre, cette année, mais m’en fichais. Quelle qu’elle soit, je m’entendrais bien avec elle. Je n’étais pas connue pour mon hostilité. Je rangeai mes habits dans l’un des placards et gardai une jolie robe. Les beaux jours touchaient à leur fin il fallait en profiter. Je m’habillai avec soin et coiffai mes cheveux que je laissai libre de leurs mouvements. Pas d’artifice. C’était moi. Je me regardai dans le miroir et lâchai un soupir avant de me tirer la langue. Angel avait apprit à m’amuser simplement, lui qui aimait tant me prendre en photo.

Je sortis de l’internat et me dirigeai vers le grand chêne où nous nous donnions généralement rendez-vous. Il était déjà là. Evidemment. Je lui fis un sourire et me dressai sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur sa joue.

« J’espère que cette journée t’a été profitable, loin de l’enceinte de l’école. » je lui fis un petit sourire moqueur. « Qu’as-tu fait ? » lui demandai-je en m’accrochant à son bras pour partir me promener en sa compagnie.

Nous marchâmes jusqu’au centre-ville, guère éloigné de l’école. Je ne savais pas exactement où il souhaitait m’emmener, je le laissai donc me guider, pas après pas. Je lui faisais confiance. C’était étrange… La confiance ne m’était pas coutumière. C’était même une bêtise. Une folie. Mais comment ne pas avoir confiance en lui ? Pas entièrement, bien sûr… Jamais entièrement. Pourtant… Je me blottis contre lui.

Je regardai la ville alors que nous mentions dans les airs au rythme de la grande-roue. Peut-être qu'avec un peu de chance, nous pourrions toucher les nuages. Bien sûr, impossible... Mais l'idée me séduisait. Je levai la main vers le ciel. le vent s'engouffra entre mes doigts et fit légèrement tanguer notre nacelle. Je croquai dans ma barbe à papa. Le sucre fondit lentement sous ma langue. J'en savourai le parfum. J'avais l'impression d'être une petite fille qui découvrait la joie d'un bonheur simple. Mais rien n'était simple et, surtout, le bonheur était éphémère. C'était sans doute pour cela que tout le monde se lançait à sa poursuite ; réussir à capturer un moment de bonheur et le garder le plus longtemps possible jusqu'à ce qu'il s'échappe. Je ne croyais pas bonheur absolu. Cela ne m'empêchait pas d'en rêver parfois ; il y avait bien des moments de répit et de calme...  Comme ce soir. Une soirée loin de tout, de tout le monde, de la vie. Rien que nous. Nous deux, au-dessus du monde.

Je posai ma tête contre l'épaule de mon chevalier cassé et le regardai avec un petit sourire. Non, il n'était pas jaloux c'était bien vrai. Sans doute avait-il déjà eu vent de mes infidélités. Des murmures, des caresses et des baisers à d'autres hommes. Au fond, je m'en voulais, mais je n'étais pas quelqu'un de bien, ni quelqu'un de fiable. Je profitais de l'argent qu'il n'avait pourtant pas pour passer une soirée avec lui, à ses frais. Tout ça pour quoi ? Pour un instant de bonheur qui s'échapperait dès que la soirée aurait prit fin. L'égoïsme à l'état pur.

"A dire vrai, ils ne sont pas vraiment à mon goût cette année." dis-je sérieusement, pensive.

J'avais fait le tour durant mes années de lycée. Il fallait bien que me suive ma réputation et ma popularité. Je n'étais pas une fille facile, je n'avais couché avec presque aucun d'entre eux. Mais ils étaient si facile à mener à ma baguette. Les hommes... Il suffit de leur mettre une idée lubrique dans la tête et on en tire presque ce qu'on veut. Surtout à nos âges. Angel, lui... Était différent. Sans doute parce qu'il était vraiment amoureux. Je n'étais pourtant pas faite pour lui. Et quand bien-même, cela ne nous avancerait à rien, tous les deux. Je l'avais choisi pour sortir avec moi, de manière officielle, mais cela ne m'apportait pas grand chose... Pourtant... C'était lui qui m'avait séduite, au milieu des quelques autres prétendants.
Ma main se perdit dans ses cheveux. Il avait encore prit quelques substances illicites. Celles qui le détruisaient à petit feu.

"J'aimerais rester ici toute ma vie."

Conclus-je cette conversation vide de sens en regardant l'horizon. Il faisait encore jour, à cette heure-ci. L'été touchait à sa fin. J'espérais revenir ici lorsque les lueurs de la ville refléteraient le coucher du soleil. Je regardai le ciel qui commençait à prendre des couleurs orangées.

"Toi, tu t'envoles souvent ailleurs... Mais je me demande ce que ça fait, de voler. Vraiment. Avoir des ailes et se laisser porter par les courants d'air. Migrer vers les pays chaud. Et ne jamais revenir, peut-être... Tu crois que ce serait possible, toi ? De voler loin."

Il était le seul avec qui je parlais de la sorte. Le seul avec qui je pouvais. Peut-être me répondrait-il seulement par un haussement d'épaule, mais cela me suffirait déjà. Je posai ma tête sur son épaule et regardai le ciel jusqu'à ce que nous soyons rendus à la terre ferme.
Alors je pris sa main et entremêlai nos doigts pour que nous allions voir quelques stands. Je donnai ma barbe à papa à Angel pour qu'il en mange un peu et payai une partie de tire à la carabine. Au moins quelque chose qui, même truqué, ne pouvait pas me faire perdre. C'était une victoire un peu amer, mais j'étais contente de gagner un gros lot pour Angel. Les trois ballons ne furent bientôt plus qu'un souvenir et je choisis un petit panda. Je retournai fièrement vers Angel et lui offris la petite peluche.

" Tiens, il te ressemble un peu ! Noir et blanc, ni l'un ni l'autre, et tout doux." je lui fis un sourire en coin. "Tu vas le garder ?" lui demandai-je comme un test de sincérité. Les mecs s'en fichaient un peu, des peluches... Mais pas lui.

Elle peut pas l'savoir, mais j'éprouve une certaine fierté à être son p'tit-ami. Elle peut bien coucher avec qui elle veut, canon comme elle est, ce serait con d'se priver. Tant qu'c'est avec moi qu'elle sort, ça m'pose pas de problème. Mais, l'entendre m'avouer qu'les autres types ne l'intéressent pas, ça m'donne l'impression d'être spécial. D'avoir ce truc en plus qui la rend heureuse. Ce truc qu'aucun autre mec n'peut lui apporter. Ce truc qu'on pourrait appeler de l'amour. Pour elle. Pour son sourire. Pour son regard mélancolique. Pour son aura pleine de mystère.

Si j'avais pu figer l'temps, mon amour, je l'aurais fait. Passer une éternité à t'observer et à t'écouter, c'est tout c'que j'demande. Mais j'peux pas. Et la Grande Roue redémarre, emportant avec elle cet instant magique.
Voler. Pour de vrai. Pas en rêve. Être libres. Le bonheur à l'état pur.

"J'vois pas pourquoi ce serait impossible de voler..."

Qu'est-ce qui nous empêcherait de nous envoler et de nous laisser porter par les courants ? Il suffisait d'le vouloir vraiment. Peut-être que d'ici la fin de l'année scolaire... J'pouvais faire ça pour elle. Lui offrir un aller simple pour la liberté, avec moi.
J'la suis, l'imaginant sur une plage déserte, débarrassée de cette lueur de tristesse dans ses yeux. Enfin heureuse pour de vrai.

Elle s'arrête à un stand de tir. J'appréhende un peu, mais elle ne m'demande pas mon avis. Soulagé de la voir prendre le pistolet à air comprimé, j'la regarde faire en souriant. Elle se positionne un peu trop bien, et à son air sérieux, j'comprends que c'est pas la première fois qu'elle tient une arme. J'veux pas savoir comment ça s'fait. Si elle me l'dit pas, c'est qu'elle a ses raisons. On a tous des trucs qu'on veut pas expliquer.
Moi j'aurais été fichu d'me tirer dans l'oeil avec ce machin, mais ça m'excite un peu d'la voir aussi appliquée. Aussi forte et sûre d'elle. L'vendeur n'en revient pas, la session n'a pas duré plus d'une minute. Il a même pas eu l'temps d'loucher sur son décolleté.
Elle s'tourne vers moi, la peluche de panda entre les mains, elle a l'air heureuse. C'qui me rend heureux.

"Donc, en plus de n'pas être ton Blanc Chevalier Parfait, j'suis tout doux ? J'lui souris et j'l'embrasse avec tendresse, mais oui j'vais la garder. J'vais même prendre le risque d'être ultra ridicule en la posant sur la table de nuit dans ma chambre à l'internat. Comme ça, Damon pourra la voir tous les matins et s'demander si j'planque des cachets à l'intérieur ou si j'suis juste un gamin sentimental."

J'prends sa main, et j'fais le tour des attractions. J'aurais adoré l'emmener dans l'train fantôme et la prendre fièrement dans mes bras pour la protéger dans l'noir... Mais, j'suis presque sûr que de nous deux, c'est moi qui finirais par flipper. J'suis pas assez drogué pour partir en live en m'promenant avec elle, mais j'suis vite sujet aux hallucinations quand l'ambiance est propice. Clairement, un train fantôme plongé dans l'obscurité, ça m'tente pas. À la place, j'l'emmène dans la tente d'une diseuse de bonne aventure. La déco casse pas trois pattes à un canard. La planche de Ouija, les bougies et les boules cristal, ça fait vieillot, mais j'suppose qu'ça rendrait moins bien sans ça.

"Bonsoir jeunes gens, installez-vous en face de moi."

On obéit tous les deux. La vieille dame, pas si vieille que ça finalement, nous sourit.

"Que voulez-vous savoir les tourtereaux ? Si vous allez bientôt rompre ? Combien d'enfants vous aurez ? Si l'un de vous trompe l'autre ? ... Non, vous n'êtes pas ce genre de gamins écervelés, ceux qui traînent par ici. Vous êtes entrés par hasard, vous ne voulez pas vraiment connaître votre avenir, parce que vous savez tous les deux qu'il vous séparera et que vous ne serez pas heureux, l'un sans l'autre..."

Elle s'arrête pour réfléchir un moment. J'sais même pas quoi répondre tant sa déduction m'surprend. La voyante nous r'garde fixement.

"Vous ne le savez pas encore, les enfants, mais vous avez tant de chose en commun... La question, à laquelle vous voulez tous les deux une réponse, c'est : Puis-je briser mes chaînes et me retourner contre mon créateur ? Puis-je aller à l'encontre de mon destin ?"

Et on s'amusait bien.Je souris en sachant qu'il allait garder le petit panda et souris d'avantage en songeant à Damon. Angel était sûrement la seule personne lucide qui ne détestait pas ce connard de Damon. Mais il avait peut-être raison... Il ne se prenait pas la tête avec lui, au moins. Je me demandais si Damon s'intéressait à Angel, comme il s'intéressait à certaines personnes. Il s'intéressait à eux de la mauvaise manière, bien sûr. Lorsque Damon s'intéressait à quelqu'un, ce n'était jamais très bonne augure. Mais la plupart des gens ne s'en rendaient pas compte. Damon était un type populaire, riche, que tout le monde aimait... Sans doute parce que tout le monde voulait lui ressembler, quelque part. Ceux qui le détestaient le faisaient tout bas, et feignaient de l'adorer. Les autres l’idolâtraient. J'aurais presque pu trouver ça fascinant si ça ne m'avait pas révolté. Mais que pouvais-je dire, moi, l'hypocrite, qui faisais semblant de l'apprécier aussi ?

"Ce sera un Panda Mystérieux." je plaquai un doigt sur mes lèvres pour sceller notre secret à tous les deux et le laissai ranger la peluche dans son sac avant de continuer à parcourir la fête foraine à son bras.

Quelques attractions avaient l'air amusantes, mais je le laissai m'amener sous la tente d'une voyante. Le décor, l'ambiance, et même la femme qui jouait son rôle paraissaient tout droit tiré d'un roman d'aventures. Boule de cristal, cartes, objets mystiques. Je dissimulai un rire par politesse et m'installai auprès d'Angel. Qu'allait-elle nous sortir ? Une avenir rose et ensoleillé pour nous, avec une tripoté d'enfants ? Peuh. Mais son discours me coupa rapidement l'envie de rire. Elle ne disait pas ce qu'elle était censé dire à un jeune couple... Mais ça faisait sûrement partie du jeu, ça aussi. Ca ne pouvait pas toujours être tout blanc, sinon son petit tour de passe passe semblerait suspect, n'est-ce pas ? Elle allait bientôt sortir un mais ... Pour recevoir un petit billet. En annonçant le malheur, les gens devaient l'insulter. Pauvre folle.
Je tournai la tête vers Angel. Il avait l'air de réfléchir un peu, mais demeurait attentif. Une fois encore, la voyante prend la parole.
C'en fut trop. Pour qui se prenait-elle, celle-là ? Je me levai brusquement.

"Je m'en doutais, c'est vraiment n'importe quoi cet endroit. Je m'en vais, je n'ai pas envie d'écouter les sornettes d'une ville folle. Pardon, madame, mais je ne crois pas en tout ça. Vous perdez vraiment votre temps..."

Je lui laissai un petit billet pour sa peine et sortis de cet endroit étouffant. C'était vraiment n'importe quoi ! Je ris, nerveusement je devais l'admettre. Un frisson parcourut mon corps alors que je me retrouvai dehors, au milieu de la foule. Un curieux sentiment de solitude s'agrippa à mes tripes. Angel ne sortait toujours pas.... Qu'il reste avec cette vieille folle. Je m'éloignai à grandes enjambées, les bras autour de moi pour me protéger d'un froid inexistant.
Elle était folle. Une vieille folle. Je m'assis sur les marches, près de la fontaine, et poussai un soupir tandis que, petit à petit, la sensation de mal être disparaissait. Pauvre Angel, j'avais gâché son rendez-vous en faisant un caprice... Il s'en rendrait bien compte un jour, de mon égoïsme... L'amour rendait vraiment trop aveugle. Je posai ma tête dans le creux de ma main pour regarder les étoiles. J'aurais tellement aimé pouvoir m'envoler...

Alice sort à toutes jambes. J'voulais pas... J'me lève pour la suivre, mais la voyante prend ma main. Elle m'sourit et m'demande de me rasseoir. J'hésite. J'veux pas laisser Alice toute seule.

"Je n'en aurais pas pour longtemps, jeune homme."

Je lui obéis. Parce que j'suis curieux... J'sais qu'elle a raison, et moi j'veux trouver un moyen de passer ma vie avec Alice. La voyante garde ma main dans la sienne et en regarde les lignes. D'un geste, avant que j'puisse l'en empêcher, elle remonte ma manche jusqu'à mon coude. Découvrant ainsi des traces de piqûre. J'la regarde perplexe. Elle est d'la police ? Elle me sourit tristement, comme si c'était la fin du monde. Les gens comprennent rien à la drogue. Ils comprennent rien à c'que ça fait vraiment.

"C'est pour qu'vous m'fassiez la morale que j'devais rester ?
- Non.
Elle lâche mon bras.
- Que tu le veuilles ou non, il te faudra combattre le mal qui te ronge pour garder cette demoiselle auprès de toi. Elle partira, mais elle reviendra, et il ne tiendra qu'à toi de faire les bons choix pour la convaincre de rester. Elle t'aime, et ton amour pourrait la sauver.
Ouais, ça m'aide pas beaucoup.
- Fais attention à toi... La prochaine dose pourrait être fatale."

Bordel, c'est quoi ça ? Si elle balance à tous ses clients qu'ils vont bientôt crever, pas sûr qu'elle gagne bien sa vie. J'me tire en vitesse de sa tente. J'marche un peu, et j'retrouve Alice au bord de la fontaine. J'me sens tellement con de l'avoir entraîné là-dedans. J'm'assois à côté d'elle et la prends dans mes bras.

"J'suis désolé, Alice. J'pensais pas qu'elle dirait des trucs comme ça... C'était une vieille folle, t'en fais pas. Avant d'partir, elle m'a dit qu'elle était désolée. Et que j'allais crever peut-être. J'espère que ça t'a pas gâché la soirée parce que j'ai encore prévu un resto... Et j'peux t'dire que je me suis démené pour qu'on mange là-bas !"

J'me lève et lui tend la main. Bordel, l'autre sorcière m'a fait flipper avec ses histoires. J'devrais peut-être... Je chasse cette pensée d'mon cerveau. Alice prend ma main.

"Promis, y'aura pas d'voyante là-bas."

Nous quittons la fête foraine. J'appelle un taxi et lui donne l'adresse d'notre super resto huppé. La gérante s'ra contente, j'suis pas si défoncé que ça. En tout cas, pas assez pour foutre le bordel. Nous entrons. La demoiselle se souvient d'moi. Elle sourit en voyant ma copine. Elle nous conduit jusqu'à une table isolée, sur la terrasse, au bord de la Tamise. La plupart des vieux couples friqués qui mangent là s'retournent sur notre passage. J'sais pas si c'est la beauté d'Alice, ou mon air trop décontracté, ou l'fait qu'on soit pas assortis, mais ils hésitent pas à nous dévisager. La dame nous installe et nous donne les menus.

"Alors, qu'est-ce que tu dis d'cet endroit ? Prends c'que tu veux, même du vin, j'ai déjà payé !"

Je levai la tête vers lui. Il apparaissait toujours comme un chevalier venu pour me porter secours. Notre conte de fée n'était pas tout rose, il ne durerait pas, était voué à mourir, mais il me plaisait. Un prince camé et une princesse tueuse. Ils n'auraient pas d'enfants, ne se marieraient jamais et ne vieilliraient pas ensemble. Parfois, je me laissais aller au sentiment d'amour qu'il me procurait. Et puis, je me rappelais que l'amour ce n'était pas fait pour moi et je repoussais cette fragilité déconcertante. Ce soir, pourtant, je pris sa main sans jouer de rôle, sans faux-semblants. Je me redressai à ses cotés en tant que jeune fille amoureuse et non comme une lycéenne au double jeu qui riait à des blagues qu'elle ne trouvait pas drôles et qui faisait ce qu'on attendait d'elle.

"C'est moi qui suis désolée, Angy." je posai ma tête contre son bras. "J'ai réagi comme une petite fille, c'était bête. Allons manger."

Je le suivis dans les rues. Nous lassâmes derrière nous les bruits et les cris de la fête foraine qui fit place au bruit de la circulation décroissante. Les lumières de la ville commençaient à s'allumer les unes après les autres ; le jour venait de faire place à la nuit. Je profitai de cette atmosphère paisible au bras d'Angel et m'accordais cette soirée de répit. Demain arriverait bien assez tôt.
Lorsque je vis l'enseigne du restaurant j'entrouvris la bouche. C'était un endroit chic et réputé. Comment avait-il pu nous payer une soirée dans ce restaurant ? Je regardai Angel mais il aurait été déplacé de lui faire une quelconque remarque, il avait l'air si fier et si content de m'emmener ici. Je ne pouvais pas lui faire la moindre réflexion au risque de le blesser. Mais le poids de la culpabilité s'écrasa sur mes épaules. J'étais bel et bien cette fille égoïste, tout compte fait. J'allais profiter de l'argent d'un mec pauvre alors que je ne l'aimais même pas, que je l'avais choisi parce que c'était facile. Que ça ferait un peu jaser, qu'il fallait ça pour hausser ma popularité vaine et inutile. Ce n'était peut-être pas tout, mais je préférais croire que si. C'était tout. C'était la raison. Une raison merdique. Je me sentais à nouveau comme une petite fille, prise à commettre une faute. Honteuse.

Je m'assis en silence en face de lui. Je ne sentais même pas le regard des autres sur nous. J'étais terrassée et hébétée. Hébétée qu'un gars comme Angel fasse tous ces efforts pour une fille comme moi. Qu'il m'offre une soirée digne d'une comédie romantique. Je lui fis un grand sourire. Un sourire sincère. Malgré l'élan de culpabilité, j'étais fière et heureuse.

"Tu es complètement fou. Tu aurais pu faire n'importe quoi d'autre avec ton argent... T'acheter à manger pour la semaine, ou autre..." je le regardai avec une certaine tendresse. "Merci..."

Attendait-il quelque chose de moi en retour ? Je repoussai les questionnements plus loin et regardai la carte avec curiosité. Je n'avais pas les prix. Evidemment. Mais Angel disait avoir déjà payé. Je le regardai par-dessus la carte.

"Pourquoi choisir un endroit aussi cher ? Il y a sûrement d'autres restaurants tout aussi bon et sympas en ville..." je ne pouvais pas m'en empêcher. Pourquoi celui-là, particulièrement ? "Bon. Puisque tu as payé, on peut sûrement se prendre une petite bouteille de vin." je regardai la carte. "Que souhaites-tu manger ? Il vaut mieux prendre du rouge avec la viande, mais avec le poisson, je te conseille un blanc moelleux."

Je savais ces choses-là. Pour bien être en société, d'une part, et d'autre part parce que mon tuteur avait une cave qu'il affectionnait tout particulièrement.

Tout ce qui compte pour moi, c'est qu'elle m'sourit. Qu'elle arrête jamais d'me sourire comme ça. Comme si elle m'aimait vraiment. Comme si elle n'aimait que moi. Pendant ces moments-là, j'ai la sensation qu'nous deux, ça pourrait durer pour toujours. J'lui souris à mon tour.

"T'inquiète pas... J'suis pas aussi en manque de thune que j'en ai l'air... Enfin j'me démerde."

En fait, j'aime juste pas l'idée de dépenser du fric gagné comme j'le gagne. Parfois j'fais une entorse, parce que pour Alice, c'est forcément une bonne chose, mais m'payer un appart avec l'argent d'un Kevin, 14 ans qui sniffe de la cocaïne, j'trouve ça moyen. J'préfère garder juste de quoi manger, et donner l'reste. Et parfois... Faire un p'tit cadeau à ma copine.

"J'sais pas. Ma mère vient souvent manger ici avec le type qu'elle se tape... Pour moi cet endroit, c'est un peu le Graal, tu vois ? Parce que j'ai pas l'habitude."

J'l'écoute me parler des vins avec expertise. J'y connais rien et à dire vrai, j'aime pas trop ça, mais l'idée de passer pour le bouseux qu'je suis m'emmerde... Quand j'pense à la thune de ma mère, et au fait que j'aurais pu être aussi bien éduqué qu'ma copine si elle m'avait pas fait par obligation, mais par envie.

"J'préfère la viande, la dernière fois que j'ai mangé du poisson, j'ai été malade pendant deux jours. En même temps, j'sais pas ce qu'il m'a pris d'acheter des brochettes à un clodo dans la rue...."

J'regarde les plats sur la carte, sans trop comprendre c'qu'ils veulent dire. J'viens d'une famille largement au-dessus d'la moyenne mais j'me souviens pas avoir déjà mangé des plats aussi élaborés... Quand y'a trois lignes de descriptions, c'est qu'on est forcément dans un endroit de dingue.

"Tu t'y connais vachement bien en vin, en tout cas. J'suis un peu impressionné... Du coup je vais te faire aveuglément confiance."

Je fais signe au serveur qui s'approche de nous. Il sourit en se tournant vers Alice et lui demande si elle a choisi. Ouais, je sais bien qu'c'est la plus belle, mais c'est pas une raison pour lui faire des clins d'oeil devant moi. Sérieux.
J'lui donne notre commande sans trop faire gaffe. Du coup il capte que j'existe et repart déçu. Gros nul.

"J'voulais pas avoir l'air con devant lui, donc j'lui ai pas demandé, mais j'ai aucune idée de c'que peut être une Pavlova, alors j'ai pris ça complètement au hasard..."

Rien n'aurait pu prédire que lui et moi finirions par sortir ensemble. J'étais une fille populaire, au lycée ; on m'aimait bien, on pouvait m'aborder avec facilité, je m'habillais bien, avais reçu une bonne éducation. En quelque sorte, je faisais partie de l'élite. Celle des plus riches, celle de ceux qui menaient la danse aux côtés de Damon et sa petite bande. Que Damon et moi sortions ensemble, cela aurait eu du sens dans l'esprit des gens de notre bahut. Le beau mec au sourire ravageur, que tout le monde enviait, admirait, et détestait aussi sans aucun doute possible. Nous portions tous les deux un masque, jouions le jeu que la vie imposait tacitement dans chaque cadre social. Au lieu de quoi, Damon avait choisi Blanche (ce qui avait du sens étant donné sa position sur cette grande scène), et j'avais choisi Angel (cette décision avait beaucoup moins de sens, quant à elle). Angel n'était pas impopulaire ; il ne dérangeait personne, était même plutôt gentil. Il n'entrait probablement à l'intérieur d'aucune case, aucune catégorie ; il état hors concours. Était-ce cela qui m'avait attiré vers lui, son aura bienveillante, ou bien cette brisure qui se lisait en lui ? En sa compagnie, mon masque tombait malgré moi. Mes sourires étaient plus sincères, mon rire plus franc, mon regard plus pétillant. Il me redonnait vie, et je ne pouvais pas l'expliquer. Cela m'effrayait, mais je ne pouvais pas m'en défaire. Il n'avait pas mon éducation, vivait au jour le jour depuis qu'il était parti de chez lui mais, au moins, c'était quelqu'un d'entier. Il ne trichait pas. Il n'était pas comme tout le monde, ne suivait pas une ligne de conduite. Et il semblait sincèrement m'aimer.

Pourquoi, d'ailleurs ?
Avait-il vu la petite fille sous le masque et les conventions ?
Peut-être.

« C'est agréable de pouvoir bien manger, c'est vrai. »

Je me gardais de lui dire que j'étais habituée à ce genre de restaurant. Mon tuteur m'y amenait régulièrement, j'y avais appris beaucoup de choses sur un monde auquel tout le monde ne pouvait pas accéder. Un monde de requins, avides de tout posséder et surtout les meilleures choses. Mais je compris, pour la première fois, le point de vue de quelqu'un qui n'avait pas coutume de tout cela. C'était une sortie exceptionnelle, un moment particulier, un plaisir. Je pouvais redécouvrir tout cela sans me soucier de ma tenue, de ma conversation, ou de ce qu'il fallait faire.

« Et, tu sais, je ne suis pas sûre que m'y connaître en vin soit d'un atout indispensable, ce n'est pas très intéressant. » cela serait un atout, oui. Pour moi. Pour un futur qui m'effrayait d'avantage encore que les conventions lycéennes et adolescentes. « De la viande, alors. Et je te confirme que le poisson ne devait pas être très frais. » je grimaçai en imaginant à quoi pouvait bien ressembler une brochette de poisson vendue par un sans-abri. Je arquai légèrement un sourcil. Voilà en quoi Angel n'entrait dans aucune case. « Tu as de quoi t'acheter de la nourriture décente ? » lui demandai-je. Avait-il passé des journées sans rien avaler ? Si tel était le cas, je me ferai un devoir de lui ramener de quoi se mettre quelque chose sous la dent.

Le serveur était très (trop) avenant. Il avait l'air séducteur, mais je savais qu'il ne faisait ça que dans l'intention de décrocher un petit pourboire en fin de repas. Ce n'était cependant pas en tournant le dos à Angel qu'il attirerait sa sympathie. Il allait devoir apprendre à être plus subtile ou, en tout cas, plus délicat s'il tenait à avoir de l'argent de poche. Je souris en coin et remis une mèche derrière mes cheveux après avoir passé commande. L'odeur de la nourriture finit par m'ouvrir l'appétit.

« Tu... » je ris sans faire attention. « Tu as pris plat chaud, j'espère ? Parce que le Pavlova, c'est un dessert. » lui expliquai-je en posant une main sur ma bouche. Je ne me moquais pas de lui ; en fait, je trouvais ça plutôt attendrissant. « Mais tu aimeras sans doute, il y a beaucoup de crème et de fraises. C'est très bon ! » un de mes dessert préféré, pour être exacte.

Je le regardai, attendrie, alors que nous attendions nos plats. Je ne savais pas ce que nous faisions ensemble, mais le fait était là. Je savais que cela ne durerait qu'un temps, qu'à la fin du lycée il serait temps de refermer le livre de notre histoire et de se dire au revoir mais, en attendant d'en arriver là, qu'il était doux et agréable d'en profiter.

« Nous n'aurons qu'à partager le plat que j'ai commandé, et nous partagerons ensuite le dessert. » Ce serait agréable d'opérer de la sorte, et si décalé par rapport à cet endroit qu'après tout, ça ne pourrait être qu'amusant de voir sur nous le regard étonné de ce serveur bien maladroit.  

Douce et tendre Alice, toujours prête à voler à mon secours, alors que ce devrait être l'inverse. Non pas que je sois vieux jeu, mais j'aurais préféré être son blanc chevalier, plutôt que sa princesse en détresse. Bien sûr, je ne suis pas aussi désespéré que je le laisse paraître, c'est même plutôt le contraire. Mais je ne peux pas me permettre de lui montrer cette part de moi, n'est-ce pas ? Que penserait-elle ? Me jugerait-elle ? Me condamnerait-elle ?

"Ne t'en fais pas pour moi. J'ai de quoi acheter d'la nourriture décente."

Je n'éprouve juste pas l'envie de la manger. Comme tous les putains de junkies, je ressemble à un cadavre. Alice mérite mieux. Mais Alice est là. Avec moi, depuis des mois.
Le serveur s'éloigne. Puis Alice éclate de rire. Son rire est le plus doux qu'il m'ait été donné d'entendre. Il me rappelle à chaque fois pourquoi je suis tombé amoureux d'elle, et pourquoi je l'aimerais toujours. Évidemment, avec tous ces noms de plats à coucher dehors, je n'ai pas fait la différence entre les desserts et les plats chauds. Quel idiot. On ne croirait pas que je viens d'une famille aisée...

"Je l'savais très bien, mademoiselle la bourgeoise ! J'ai fait exprès de ne prendre qu'un dessert, vois-tu ? J'fais attention à ma ligne !"

Je lui souris. J'aurais aimé ne pas me sentir idiot en permanence face à Alice. Mais force est de constater que j'ai fini par m'y habituer, et par trouver ça drôle. Alice n'est pas comme toutes les filles de notre âge, elle est cultivée, brillante.... Magnifique. Si j'étais son égal en tout point, nous nous ennuierions.

"Ça m'semble être une excellente idée !"

Le plat arrive. Alice demande au serveur de le poser entre nous. Celui-ci hésite mais obéit. Je plante ma fourchette et en mange une bouchée. C'est aussi délicieux que l'on pouvait se l'imaginer.

"J'crois que je ne t'ai jamais réellement posé la question, mais... Pourquoi tu n'es pas sortie avec Damon ? J'veux dire, avant qu'il sorte avec Blanche... Lorsqu'il deviendra l'roi du monde, t'as pas envisagé d'être à son bras ?"

Ce n'est pas une question piège. J'aime Alice, si elle devait me quitter pour un autre, tant qu'elle est heureuse, ça me conviendrait.

"J'aimerais pas t'voir à son bras. Il a un mauvais karma. Son aura m'apparaît toujours comme étant noire. C'n'est pas forcément mauvais, c'est juste vide... Toi t'es tout le contraire, t'es lumineuse. Même si tu ne t'en rends pas compte parce que c'est un délire de drogué d'avoir l'impression d'voir les auras des gens."

Si je décide d'arrêter toute cette merde, comme me l'a conseillé la vieille folle, Alice va-t-elle cesser de briller ? Je ne pense pas. Dans son cas, c'est avec mon amour que je la regarde. Même sans LSD, Alice sera lumineuse à mes yeux.
Je lui laisse la dernière bouchée et on nous apporte le fabuleux dessert. Alice est ravie. Je ne pourrais pas être plus heureux.

Aussi brisé que moi. Peut-être était-ce pour cela que je l'avais choisi lui parmi les autres. Il ne cherchait pas à cacher des choses derrière des masques - en tout cas pas autant que la moitié des élèves du lycée. Il avait quelque chose d'autre, une mélancolie qui lui amenait une nonchalance, une envie dévorante de vivre tout en détruisant tout son corps. Des paradoxes qui faisaient de lui un être authentique, et vrai. Pas comme moi, ni comme les autres. C'était un être à part et je me sentais privilégiée d'être si spéciale à ses yeux. Mais que voyait-il, au juste ? La surface polie ou l'intérieur, aussi sombre que les abîmes ? S'il savait que je n'étais pas vraiment heureuse, il ne savait pas pourquoi et devait continuer de l'ignorer. Son regard sur moi changerait s'il avait connaissance d'un quart de mes actions. Mais il n'avait pas besoin de savoir, n'est-ce pas ?

Je lui fis donc un sourire indulgent, mais ce fut un rire sincère qui franchit mes lèvres lorsqu'il se vanta pour le dessert. Il ignorait le nom des plats, je les connaissais. Cela me mettait un peu mal à l'aise ; l'argent amenait une culture du luxe. Je trouvais ça adorable qu'il ait fait tant d'efforts pour m'amener dîner dans un endroit dont il ignorait tout. Qu'il essaye d'entrer, l'espace de quelques heures, dans le monde qu'était le mien en dehors du lycée. Mais ce n'était pas un monde que j'aimais beaucoup ; il me rappelait sans cesse le masque que je portais. Lui-même aimait une version de moi factice. Il n'aimait pas celle que j'étais Entière, il aurait fui, sans doute. Ou se serait voilé la face. C'était ainsi, je ne lui en voulais pas. Après tout, il ne pouvait pas savoir sans que je le lui dise. Et je ne lui dirai jamais. A la fin de l'année, nous ne serions plus ensemble de toute façon.

« J'y ai déjà songé, oui... Les choses auraient été parfaites, n'est-ce pas ? Le roi et la reine du lycée, le roi et la reine du monde. Mais je crois que je n'ai pas envie d'être parfaite pour l'instant... Il y aura bien d'autres moments, de la vie, où faire semblant sera nécessaire... »

Oui. J'avais bien le droit de vivre aussi librement que possible tant que cela m'était permis, non ? Angel résonnait comme la liberté, à mes yeux. Il était un choix à contre courant et cela me faisait plaisir. Je m'étais beaucoup (trop) attaché à lui. Et peut-être qu'un jour je cesserai de me pendre à son bras et que je rejoindrai celui de Damon. Car Damon était puissant, et les puissants avaient besoin de personnes comme moi autant que j'aurais besoin d'eux. Angel n'était pas puissant... Il était ... Peut-être qu'il était parfait, malgré tous ses défauts.
Ses paroles me touchèrent et me rendirent triste. J'étais entourée de ténèbres, la lumière se tenait loin de moi. Je me sentais seule et perdue dans le noir. Comment pouvait-il percevoir en moi quelque chose de lumineux ?

« Je veux bien être lumineuse si c'est ce que tu vois en moi... Pourtant j'ai l'impression d'être entourée d'obscurité et de m'y perdre... Et tu sais, Damon... Un jour, peut-être que j'aurais besoin de lui. Est-ce que tu m'en voudras ? Ah ! Mais arrêtons de parler de tout ça. Je gâche notre si bon repas ! »

J'émis un petit rire et nous mangeâmes. Je partageai mon plat avec lui et nous partageâmes son dessert. Il paya la note et nous sortîmes dans les rues. Je pris sa main dans la mienne et déposai un baiser sur sa joue avant de le quitter pour rentrer chez moi et le laisser dans les ombres de la nuit. Je jetai un petit coup d'oeil par dessus mon épaule. Il me rendait vivante quelques heures. Ensuite, je m'éteignais à nouveau. Je mourrais sans cesse.