J'avais justement besoin d'un nouveau copain ! Ft Véni

Les escaliers, les portes, les bagarres de rue, les accidents de voiture, les amantes sadiques, les grands-mères autoritaires... Alors, que pourrais-je bien lui donner comme explication pour cet hématome jaunâtre au niveau de mon plexus ? J'ai appris à utiliser un fusil d'assaut ce week-end et le recul était un peu plus violent que prévu...

"Je pensais que nous avions dépassé le stade des questions gênantes, Madame Abercrombie, vous savez très bien que je suis un mauvais garçon qui adore s'attirer des ennuis.
Éviter de répondre, c'est encore la meilleure façon de m'en sortir.
- Comme coucher avec l'une de ses prof ? "

Je lui souris. Lara Abercrombie, c'est un peu le fantasme de tous les adolescents en chaleur. De longs cheveux noirs légèrement bouclés, des yeux de la même couleur, la peau mâte. Une bombe espagnole de presque quarante ans, mariée, sans enfants, avec un appétit sexuel insatiable et une imagination débordante en la matière. Son mari est souvent absent, et elle m'enseigne des choses qu'aucune fille de mon âge ne peut savoir. Alors d'une certaine façon, elle profite de moi autant que je profite d'elle, et cette relation me convient très bien. Je me lève et reprend ma chemise. Elle rattache ses cheveux et remet de l'ordre sur son bureau.

"J'aimerais d'ailleurs savoir où en est ton devoir pour la semaine prochaine.
- Vous êtes sérieuse ? Notre relation devrait me valoir automatiquement des A.
- Malheureusement, ce n'est pas possible. Alors ?
Je m'approche d'elle, l'embrasse tendrement.
- Même si je menace de dire que vous m'avez violé ?
Elle me repousse, vexée.
- Ne plaisante pas avec ça !
- Qui a dit que je plaisantais ? Je prends un air innocent et traumatisé, Monsieur le Directeur, je ... Je ... Nous ... J'ai fait quelque chose de très mal... Je ne voulais pas ... Mais elle a insisté et ... Je ne voulais pas, je vous le promets...
Je fonds en larmes, avant d'éclater de rire.
- Si vous pouviez voir votre tête...
Elle se précipite vers moi et frappe mon torse.
- C'est tout sauf drôle, Benjamin !
D'un geste agile, j'attrape ses poignets, et la retourne pour la plaquer contre moi. Prisonnière de mon étreinte, elle n'essaie pas de s'échapper. Je pose un baiser sur sa joue.
- Ai-je sincèrement l'air de vouloir me priver de nos rendez-vous secrets ?"

Elle secoue la tête, apaisée. Drôle d'idée de s'enticher de moi, tout en sachant que je suis le genre de type assez imprévisible pour décider du jour au lendemain de mettre fin à cette relation. Bien sûr, les gens qui me connaissent ne croiraient pas à cette version, elle ne serait jamais accusée d'une telle chose. Néanmoins, si les journaux l'apprenaient, c'est l'opinion public qui serait pris en compte pour le futur de sa carrière, pas l'opinion de la justice.
Mais je ne suis pas con au point de foutre sa vie en l'air de cette manière... Du moins, pour l'instant.

Je la relâche et lui fais un clin d'oeil. Je déverrouille la porte de la salle de classe.

"Le devoir sera sur votre bureau la semaine prochaine, et peut-être que je serais là aussi... Nu et offert. Bonne journée, Madame Abercrombie. Merci pour le cours particulier."

Elle soupire lourdement et me fait un geste pour que je sorte en vitesse.
Je me rends à la cafétéria, sans trop réfléchir, je passe devant quelques élèves dans la file. Ils râlent, mais se taisent dès que je me retourne pour les regarder. Il existe, quelque part, au fond de mon être, un putain de salopard qui prend un certain plaisir à cette situation. J'aurais vraiment aimé être au-dessus de ça. Être un bobo idéaliste qui pense que tous les hommes peuvent être égaux. Mais je suis trop bien placé pour savoir que c'est faux, et j'en ai marre d'être une victime.

Je prends mon déjeuner. Des spaghettis bolognaise. Original.

"Hé Ben ! Tu viens manger avec nous ?"

Aïe. Une fille dont je reconnais la voix, mais pas le visage, ça n'augure rien de bon. Je l'ignore copieusement et me dirige vers une table presque inoccupée. Ici, je sais que les pintades ne viendront pas me chercher.

"Je peux m'asseoir ?"

Sans attendre sa réponse, je m'installe. Qu'est-ce que ça peut bien être son prénom ? George ? Allan ? Liam ? Le gamin tout brûlé ? Je le détaille quelque peu longuement. Sans doute trop, il doit penser que je me fais des réflexions sur ses cicatrices, alors que c'est clairement la dernière chose qui me viendrait à l'esprit. Venant de moi, ce serait inapproprié. Je tape soudainement du poing sur la table.

"William ! C'est ça ton prénom ! Je suis désolé de troubler ta tranquillité mais il y a une fille qui me déteste à chaque table dans cette cafétéria..."

Je lui offre un immense sourire, l'un de ceux qui pourraient me faire passer pour un ange. Jusqu'à ce que les gens découvrent qui je suis. J'ai arrêté d'être gentil, de proposer. J'exige, mais je le fais toujours avec mon air le plus sympathique.

"Je suppose que seul un ermite peut ignorer qui je suis, mais comme j'aime bien faire les choses dans l'ordre : Bonjour William, je suis Ben, merci de me laisser manger à ta table."

Moi, ou les regards que les autres m'accordaient. Dans le deuxième cas, était-ce alors eux qui devenaient étranges ? Peut-être que l'étrangeté était comme la bizarrerie ou la folie : tout dépendait de la perspective. Moi, ce que je trouvais étrange, c'était que l'on perde son temps à me dévisager avant de détourner le regard en espérant que je n'ai rien vu, comme si cela était inconvenant ou honteux. Comme si les murmures étaient moins mesquins qu'un regard franchement curieux.

Moi, je me souvenais d'un jour d'été où une petite fille m'avait regardé franchement, avec toute la franchise que possèdent les enfants de cet âge. Elle m'avait demandé : « Est-ce que je peux toucher ton visage ? » Je m'étais alors agenouillé devant elle, même si je n'étais guère plus grand qu'elle. Je me rappelais ses doigts qui frôlaient ma peau devenue presque insensible au niveau de mes brûlures, et de son sourire sur son visage. Elle avait alors ajouté « En fait, c'est pas chaud ! Et on dirait de la cire. » Je lui avais fait un clin d’œil. [i]« C'est ta vérité. » lui avais-je répondu. Sa maman lui avait alors pris la main, m'avait lancé un regard d'excuse, un regard de grande personne, et l'avait attiré plus loin pour la gronder. Je lui aurais bien tiré la langue, à cette femme. Sa fille devait continuer à poser des questions, à dire ce qu'elle pensait. Le monde apprend à taire la parole, à étouffer la pensée sous des faux-semblants et des politesses mielleuses. Les enfants détenaient encore en eux la puissance innocente d'une impression véritable, immaculé de toute arrière-pensée, exempt de toute tentative de paraître bien comme il faut.

Je songeai à cela alors qu'un type de l'équipe de foot me jetait un regard déconcerté à la vue de mon masque. Je ne masquais pas toujours mes brûlures mais, parfois, dissimuler ma peau me reposait un peu. C'était comme avoir une protection : celle de l'excentricité. Je portais un masque d'étrangeté plutôt qu'un masque d'horreur.
Assis seul à table, j'observai les petits groupes qui se formaient au réfectoire. Je n'avais pas beaucoup d'amis – pour ainsi dire, je n'en avais pas. Mais cela m'importait peu. Je n'étais pas ici pour m'en faire. Ce n'était pas mon but. Nous avions tous notre rôle à jouer, le mien était celui-ci. Pour le moment. J'observai donc tout ce beau monde en pleine conversations effervescentes avec un demi-sourire.  

Quelqu'un vint perturber ma contemplation silencieuse en s'asseyant à ma table. Je haussai un sourcil et regardai Benjamin Anderson. Qui ne le connaissait pas, au moins de nom. Que venait-il faire à ma table, un gars aussi populaire que lui ? Je posai ma tête contre mon poing en le dévisageant en silence. Parfois, cela mettait les gens mal à l'aise. Les élèves le respectaient parce qu'il agissait comme un petit caïd. Aimait-il vraiment être ainsi ? Quelque chose me disait qu'il avait simplement baissé les bras en s'apercevant qu'en étant gentil et souriant, on n'obtenait pas forcément grand chose dans la vie. Rien ne l'empêchait de l'être actuellement.

Je ne pus m'empêcher d'éclater de rire.

« Ca, c'est drôle ! Les choses ne tiennent vraiment pas à grand chose, tu ne trouves pas ? »

Il avait suffit de quelques coucheries et de l'interjection d'une fille pour qu'il vienne s'asseoir à ma table. Et il ne savait pas encore à quel point cela allait changer notre vie, ne serait-ce que pour quelques minutes. On avait toujours une influence sur les gens, courte ou longue.

« Je me demande bien pourquoi les gens se plient aux conventions sociales, pas toi ? C'est curieux, on se moque des rituels et pourtant on mène des rituels à longueur de journée. Bonjour, merci, je vous en prie, autant pour moi, au revoir, bon appétit, après vous, je me présente... » je pouffai de rire une nouvelle fois. « Eh bien, soit. Je me présente : William Thomas. Je t'en prie, je suis ravi de pouvoir partager mon repas en ta compagnie... Ce sont de belles conventions, n'est-ce pas ? Aurait-il été inconvenant que je dise autre chose ? Comme : Dégage de là ! Ou si je m'étais prosterné à tes pieds en te remerciant pour toute ton attention ? Les issues de la conversation auraient toutes été différentes. Ou pas. Tu vas peut-être partir, quels qu'auraient été les choix. Mais tu aurais eu, à chaque fois, une attitude différente ! »

J'éclate de rire. Je crois que c'est la première fois que William m'adresse la parole, et je ne suis pas déçu. Il est aussi déroutant qu'on me l'avait dépeint. Je souris en triant les différents légumes de ma salade pour les manger séparément.
Une rencontre ne tient qu'à un infime moment de vie, en effet. Un jour, une lubie. Et parfois, on se rapproche de manière insoupçonnable avec la personne. Comme John et moi.

"Aujourd'hui, peut-être que nos existences vont changer parce que je n'ai pas eu envie de me prendre la tête avec ma future ex petite-amie, et parce que tu ne m'as pas dit "Dégage de là, gros con", qui sait ?"

Je croque dans un bout de carotte. Qu'aurais-je fait s'il m'avait dit "dégage" ? J'aurais fait un truc stupide et désagréable pour lui. Probablement. Pourtant, je n'aurais pas été vexé, ou énervé. J'aurais juste agi méchamment, pour me prouver à moi-même que je ne me laissais pas marcher sur les pieds par un petit merdeux. Je suis en train de devenir ce genre de type. Ce genre de con.

"Entre nous, j'aurais adoré que tu te prosternes à mes pieds en m'appelant "Mon Seigneur", mais tu as préféré agir de manière conventionnelle... Quand je pense à tout ce que l'on m'a dit sur toi. À quel point tu étais étrange et dérangé, et tu te contentes de m'offrir une platitude comme "Ravi de partager ton repas", c'est décevant..."

Je lui souris. Je ne pense pas qu'il prenne ma remarque au pied de la lettre, mais sait-on jamais. Je connais des gens brillants qui ne comprennent rien au second degré.
J''aime bien le voir avec son masque. Il ressemble à un mystérieux personnage badass dans un manga. Ou au fantôme de l'opéra, selon le point de vue...

"Cela étant, je peux répondre à ta question en ce qui me concerne. Je me plie aux conventions sociales parce que je déteste être seul, je t'ai abordé poliment pour que nous puissions discuter, mais je me suis installé sans te demander la permission parce que j'ai une réputation à entretenir."

Je lui fais un clin d'oeil et je termine ma salade. Si seulement toutes mes décisions étaient aussi simples à prendre que celle-ci...

"La solitude, c'est ce qui effraie tous les idiots qui obéissent à ces rituels sociaux."

Je relève ma tête et pointe ma fourchette vers lui.

"Mais toi, pourquoi tu ne m'as pas envoyé chier ? Tu n'as pas peur de te retrouver seul, alors dans quel but m'as-tu accepté à ta table ?"

Ainsi donc, il ne s'était pas vexé. Ainsi donc, il choisissait de rester assis, en face de moi, avec son assiette. Ce n'était encore jamais arrivé. D'ordinaire, ceux à qui j'adressais la parole me jetaient des regards étonnés puis s'en allaient. Les autres se contentaient du regard étonné et restaient plantés, l'air stupide. Je n'y pouvais rien, ils ne voulaient ni réfléchir ni entendre certaines vérités.

"Entre parenthèse, je n'ai jamais dit Gros con. C'est drôle que tu aies toi-même ajouté ce qualificatif, tu ne trouves pas ?" lui dis-je de manière tout à fait innocente, comme s'il s'agissait de la plus grosse des banalités. Je haussai les épaules et croquai dans la pomme que j'avais posé sur mon plateau. Je souris derrière mon fruit alors qu'il dénigrait ma présentation distinguée. "Oh, j'essaye de me fondre dans la masse puisque c'est ce que tout le monde attend de tout le monde. Surtout, rien d'excentrique, rien de bizarre. Il faut que tout soit conforme aux normes. Mais bon... Un peu difficile quand on a ma tête, tu ne crois pas ?" j'eus l'air pensif un instant. "Peut-être que si je t'avais dit de dégager, tu aurais pu abîmer l'autre côté pour équilibrer l'esthétique ! On ne saura jamais..."

Je l'écoutais. Il avait l'air détaché, mais c'était justement les personnes les plus détachées qui ne l'étaient pas. Je posai ma joue contre mon poing et le regardai silencieusement. Lucide malgré tout. Il avouait sans peine rechercher la sympathie des gens, fuir la solitude. Avait-il besoin d'un contact permanent ? Devait-il se sentir apprécié, ou du moins regardé, pour vivre ? Pour ne pas se sentir seul, ne pas se sentir mal. Je ne répondis pas à cela. Pas tout de suite. Les réponses viendraient plus tard. J'examinai plutôt son interrogation plus directe.

"Eh bien, je te l'ai déjà dit. Les choix façonnent le destin. Au fond, la hasard a-t-il vraiment sa place dans nos vaines existences ? Puisque nous choisissons toujours une option, nous forgeons notre destinée. Mais de toi à moi, c'est aussi pour des raisons plus pragmatiques... Je suis tout petit, et tout faible. Je n'aurais jamais fait le poids contre toi en t'insultant. Et si j'étais parti, tu te serais retrouvé seul au final, ce que tu sembles vouloir combler. Pourquoi aurai-je chasser une âme plus effrayée que la mienne ? Et puis, tu n'as pas été hostile envers moi. Je n'ai pas de raison particulière de te chasser ; comme j'étais assis là au départ, je ne voyais pas non plus de raison de partir. Tu ne me fais pas peur, si c'est la deuxième question qui te vient à l'esprit. Mais maintenant que tu es là, tu m'intrigues autant que je t'intrigues, je crois. "

Je finis mon fruit scrupuleusement, n'en laissant que le trognon que je reposai au creux de mon assiette vide.

"Et si je choisissais de te lancer un verre d'eau à la figure, quelle attitude choisirais-tu d'adopter ?"

Gros con, c'est un qualificatif qu'on peut aisément lire dans le regard de son interlocuteur, même s'il n'est pas dit à haute voix. Il est vrai que William n'a jamais eu l'air de le penser, mais j'ai tellement l'habitude que ça me vient sans réfléchir. Je lui offre un immense sourire.

"C'est souvent ce que les gens ajoutent lorsqu'ils parlent de moi, ce qui est drôle, c'est que toi, tu ne l'aies pas dit, je le regarde plus en détails, essayant de deviner à quoi il ressemblerait sans son masque, si tu avais eu l'air normal, je ne me serais pas assis ici... En fait, si, je me serais assis, mais c'est moi qui t'aurais dit de dégager, et j'aurais trouvé quelqu'un d'autre pour me faire la conversation."

Je sors un canif de la poche de mon blouson en cuir et l'utilise pour couper des quartiers de pomme. Accessoire purement esthétique. Parce que ça colle avec l'image de délinquant que les gens ont de moi, mais jamais il ne me serait venu à l'idée de poignarder quelqu'un. Enfin... Pas quelqu'un qui ne m'a rien fait en tout cas.

"Dommage que tu ne m'aies pas dit de dégager dans ce cas, ça aurait fait une jolie mention dans mon dossier scolaire : "A fait brûler le visage d'un élève rescapé d'un incendie pour, soi-disant, lui rendre son esthétisme." juste entre "A détruit la voiture d'un de ses camarades avec une batte de baseball." et "A persécuté un professeur de mathématiques jusqu'à le pousser à la dépression." Tu aurais eu l'honneur de faire partie de mon palmarès et tu aurais eu un visage plus harmonieux... Et dire que dans une autre réalité, c'est peut-être ce qui est arrivé, tu te rends compte ?"

Entre nous, la moitié des mentions dans mon dossier scolaire ne sont pas mes fautes mais celles d'autres élèves. C'est devenu tellement plus facile de tout me coller sur le dos que les professeurs ne cherchent même plus les vrais coupables. Et, comme ça ne me dérange pas d'être leur bouc émissaire... Cela dit, j'ai vraiment poussé un prof à la dépression. Il était nul, ce n'est tout de même pas de ma faute.

Je mange un quart de ma pomme. A-t-il vraiment songé au fait qu'il était plus faible que moi et qu'il ne valait mieux pas me tenir tête ? J'en suis arrivé à ce point où des gamins handicapés s'imaginent que je vais les tabasser s'ils ne font pas ce que je veux ? Ce n'est pas arrivé aussi souvent que ce que tout le monde raconte sur les réseaux sociaux. Même si c'est flatteur de passer pour la brute épaisse, c'est un peu réducteur de ce que je suis en réalité...
Mais ce n'est pas ce point là qui l'a fait rester. Il y a juste pensé, entre autre chose... Plus par instinct de préservation que par peur, je suppose. Je ne peux pas lui en vouloir.

"L'âme effrayé que je suis te remercie de ne pas être parti, avec n'importe qui d'autre, la conversation aurait été moins intéressante..."

Sauf avec John, évidemment. Mais inutile de le préciser.
J'éclate de rire.

"Au lieu de me poser la question, tu aurais dû le faire, je lui souris, tu n'as pas peur de moi, mais tu ne préfères pas tenter le diable. Je trouve ça terriblement raisonnable, je hausse les épaules, je ne peux pas te dire comment j'aurais réagi. Je ne réagis jamais de la même façon, c'est ça qui provoque cette aura un peu effrayante et imprévisible autour de moi. Ce n'est même pas une question d'humeur, ou de provocation... Je réagis selon mon instinct, sur le moment. Et, en général, c'est le pire choix possible... Mais c'est aussi le plus amusant."

Contrairement à ce que l'on pourrait croire, je ne suis pas sensible à la provocation. Je n'ai pas de point faible, enfin sauf peut-être en ce qui concerne John, mais dans les autres cas, lorsque je réagis, c'est parce que j'en ai envie. Parce que ma vie serait bien moins intéressante si je me contentais de sourire et de m'en aller comme ce connard de Damon.
Je regarde William, pendant une fraction de seconde, et je lui jette mon verre d'eau à la figure. Évidemment, j'ai envie de rire, mais je me retiens.

"Alors, qu'est-ce que tu vas faire ?"

Je lui fis un sourire étrange sans répondre à ses propos. Non. Je serais resté assis sans daigner lui adresser la parole, comme s'il n'existait pas. Les personnes comme Benjamin détestaient qu'on ne leur prête aucune attention. Il n'aurait pas aimé ça. Par contre, il jouait les durs. Les vandales. De quoi se protégeait-il au juste, derrière cet air détaché ? De lui-même, des autres ? Des deux ? Que voulait-il tant cacher ? Il n'hésitait pas à vanter ses faiblesses, ses tares, ses défauts. Mais en les exposant, il les minimisait. Il passait pour un dur, celui qui ne craignait personne, ne refusait aucun défi, se rebellait contre les autres. Mais surtout contre lui. Il menait une guerre sur tous les fronts. S'en rendait-il compte ? Il devait en avoir conscience, quelque part, mais avait choisi de l'ignorer. C'était peut-être pour cela que nos chemins s'étaient croisés. Je pouvais lui tendre la main et lui rappeler qu'il n'y a pas que la violence et les faux-semblants sur le chemin de sa vie et de son existence.
Non mais pour qui me prenais-je ? Je n'étais pas le messie.
Quoique.

"Je ne l'ai pas fait, parce que je n'avais pas envie de le faire."

Je préférais savoir à quel point son esprit était ouvert sur les points abordés. Il avait l'air plutôt amusé, voire intéressé par la notion de choix, de circonstances, de réactions. Il répondait avec entrain. La discussion était animée alors qu'elle aurait pu devenir toute autre. Je fis tourner mon trognon de pomme entre mes doigt, le tenant par sa petite queue. Il aimait provoquer les autres. Les pousser jusque dans leur retranchements. Dépasser les limites, les exploser même. Il ne s'encombrait pas de choses inutiles telles que les convenances, telles que les normes. On le respectait, on le craignait, on murmurait aussi sur son passage, derrière son dos - loin de lui, de préférence. Benjamin Anderson qui s'armait d'un couteau pour découper ses pommes à la cafétéria, ou faire ce qu'il lui plairait avec. Benjamin Anderson, imprévisible, instable, insouciant mais tellement réfléchi, tourmenté, et seul. Il n'était pas bien différent des autres gamins qui peuplaient les couloirs. Nous étions tous un peu seuls avant de comprendre qu'au fond, on n'est jamais seul : on est là pour soi-même.

Mais une chose à laquelle je ne m'attendais pas se produisit. Me recevoir de l'eau en pleine figure. Je regardai Benjamin. Il m'avait pris à mon propre jeu. Qu'est-ce que j'allais faire ? Je souris en coin et lui lançai mon verre d'eau au visage à mon tour. Un verre de sirop de citron, plus exactement. Un truc qui collait bien. Je le regardai avec le plus grand sérieux du monde, nous dégoulinions d'eau tous les deux. Je déclarai solennellement :

"A votre bonne santé, monseigneur ! Trinquons à nos victuailles."

Je levai mon verre vide dans sa direction avant de lui servir un sourire amusé. C'était un signe de bonne entente, pour moi. Le signe que désormais, je m'intéresserais à lui. Le signe que nos chemins venaient de trouver la même direction et s'entremêleraient pendant un temps incertain. Je me levai. et m'inclinai avec grâce devant lui, comme un serviteur devant son maître embourgeoisé.

"Monseigneur, désirez-vous un dessert, j'allais justement m'en chercher un. Si je puis me permettre, celui à la framboise ravie les papilles de cette modeste cafétéria étudiante."

Je me redressai et, sans attendre une quelconque réponse, allai prendre deux desserts. Elena me connaissait, elle me laissait toujours me resservir si j'en avais envie car elle me trouvait décidément bien petit et bien maigrichon. Faut remplumer ça ! me disait-elle à chaque fois. Je revins à la table avec les deux assiettes devant moi et mes yeux plongèrent totalement dans ceux de mon interlocuteur.

"J'ai rêve d'un papillon qui volait dans les ténèbres. Il cherchait une route à travers des ronces qu'il avait lui-même dressé autour de lui pour protéger ses ailes si éphémères et si fragiles. Tu penses qu'il retrouvera son chemin ? Moi je crois que oui. Qu'il finira par ne plus être seul. Qu'il finira par dissoudre les ronces et les épines et qu'alors tout deviendra lumière."

Voilà qui est très malin de notre part à tous les deux. En plus, il ne boit pas de l'eau cet andouille... Je lui souris en le regardant partir. Est-ce une façon de se dire que nous sommes amis désormais ? Ça ne me semble pas plus ridicule que la naissance de mon amitié avec Chris. Les amitiés conventionnelles, ça ne m'intéresse pas. William est tout, sauf conventionnel.
J'essuie mon visage avec une serviette trempée d'eau, histoire de ne pas coller tout l'après-midi. William revient avec deux desserts, et l'air subitement plus sérieux.

Ainsi donc, il cache un côté médium bizarre ? Comme le professeur de divination dans Harry Potter. En tout cas, il prophétise de la même façon qu'elle. Si j'avais été ivre, et sous l'emprise d'une drogue quelconque, j'aurais sans doute trouvé ça très drôle, mais je suis simplement recouvert de jus de citron, et rire n'est pas mon premier réflexe. S'il parle de moi, c'est plutôt étrange, mais à quoi d'autre pourrait-il faire référence ?

"Tu avais déjà réussi à attirer mon attention avec ton masque et ton air mystérieux, alors tu n'es pas obligé de jouer les voyantes et de me faire des prédictions."

Je lui souris. C'est une vraie réponse qu'il désire ? Quelques mots qui lui prouveraient que je ne cherche pas à me défiler, ou que j'ai compris ? Être honnête avec lui, et moi. Pour une fois...
Je prends une cuillerée de mon dessert, mais ne la mange pas. Décidément, l'honnêteté, ce n'est pas aussi facile que ce que l'on peut imaginer... Je baisse les yeux, réfléchissant à une réponse appropriée.

"Un adolescent normal aurait plutôt dit quelque chose du genre : T'as pas l'air si méchant, on pourrait peut-être devenir amis ? Ce à quoi j'aurais répondu : Mais avec plaisir, Will... "

Désolé, Will. Je vais partir du principe que tu disais simplement cela pour provoquer une réaction. Réaction que je n'ai pas envie de t'offrir aujourd'hui. Il n'a pas tort sur tous les points. La solitude qui pourrait être comblée... Mais la lumière... Je ne la trouverai pas. Pas dans cette vie en tout cas. Pas si je travaille pour mon père. Pas si je le tue. Les ténèbres, c'est toute mon existence. Elles sont rassurantes. Pourquoi voudrais-je voir la lumière ?

"En tout cas, l'apprenti-mentaliste, tu sauras que je préfère le chocolat.... J'ai oublié quelque chose au gymnase, si tu veux m'accompagner, tu peux."

Je me lève, et je lui fais un clin d'oeil.

"Je préfère te prévenir, avant que tu ne sois déçu... Tu ne peux pas sauver tout le monde."

Je lui souris. Il ne voit que la part de moi que je veux bien lui montrer. Celle qui est sociable, amusante, sympathique... Celle qui a peur de se retrouver seule. Celle qui est fragile, qui fait le bien. Mais, faire le bien une fois sur deux, ça ne rattrape pas les erreurs commises une fois sur deux. Sinon, tout le monde aurait sa place au Paradis.

"C'est peut-être la vision de moi que je t'offre aujourd'hui, mais je ne suis pas le gentil de l'histoire, Will."

Au fond, il sait ce qui se cache sous la surface, n'est-ce pas ?

Evidemment, il ne me croyait pas. Personne ne prenait aux sérieux mes prédictions. Ils pensaient que c'était facile, pour moi ? Je faisais des rêves significatifs mais ils demeuraient des énigmes que je devais débrouiller tout seul, la plupart du temps. On ne m'avais pas fourni le décodeur. Mais comment lui en vouloir ? Difficile de croire qu'un petit gringalet pouvait sortir des vérités. Mais s'il n'en avait rien eu à faire, il ne l'aurait certainement pas pris de cette façon-là. Il aurait ri. Et puis voilà.

Je lâchai un soupir. Bien sûr qu'il s'agissait de lui. Sinon je n'aurais pas perdu mon temps et ma salive à lui raconter quelque chose d'aussi bizarre. Cela dit, j'avais la réputation d'un garçon étrange et lunaire, alors ça ne déviait pas tant que ça des étiquettes collées sur mon front.  Et je ne cherchai pas à devenir ami avec lui, il allait vite en besogne. Je croisai les bras sur ma poitrine et fronçai les sourcils, la mine boudeuse. Il préférait jouer aux grands cœurs solitaires, hein ? Je gonflai les joues comme un petit enfant vexé. Non pas parce qu'il rejetait ma main tendue mais plutôt parce qu'il s'imaginait être digne de mon amitié. Une amitié, c'est une chose sacrée. Qui se mérite. Je n'avais pas encore estimé s'il la méritait ou non ! Il allait bien vite en besogne.

"Qui a dit que je parlais de toi, d'abord ? " répliquai-je alors qu'il se levait pour aller chercher son "truc dans le gymnase."

Je saisis mon sac et quittai la table pour le suivre et trottinai pour rattraper sa foulée.

« Je te trouve bien présomptueux, à sauter aux conclusions et à croire que je suis prêt à t'accorder mon amitié. Qui me dit que tu la mérites ? Tu crois que j'ai envie de devenir ami avec un égoïste petit personnage rustre et mal élevé ? Qui ne dit même pas merci quand on lui offre un gâteau ! » le houspillai-je avec indignation. « Je n'ai pas de temps à perdre avec vous autres, moi. Sauver tout le monde ? Pour qui tu m'as pris ? Le Prophète ? »

Je levai les yeux au ciel avant de changer d'humeur de manière radicale et de reprendre mon sourire. Ce petit Ben était un garçon bien présomptueux, oui, mais aussi bien pessimiste au fond. Résigné à son destin et à sa solitude. C'était bien dommage. Je savais que le petit papillon que j'avais vu en rêve finirait par retrouver son chemin. Je ne pouvais aider personne ? Ha-Ha, tu vas voir ! Je connaissais mon futur, à moi aussi. Mon destin, comme j'aimais l'appeler. Je ne savais pas encore comment y parvenir, mais une chose était sûre : j'y parviendrai, dussé-je me batailler corps et âmes pour y parvenir. Parce qu'en fin de compte, il y aurait la lumière au bout du tunnel.

« Les papillons sont éphémères. Ce qui est beau, chez eux, c'est leur transformation. Ils évoluent, se subliment en se surpassant. Ils sont jolis, mais ils sont tristes à voir également... Car leur vie ne dure pas plus de quelques jours. Puis ils périssent, leur beauté avec eux. Peut-être qu'il vaudrait mieux rester une chenille, finalement. »

Je passai mes mains derrière mon dos et sautillai en suivant Ben dans les couloirs jusqu'au gymnase.

« Alors, qu'as-tu oublié ? »

Je n'ose pas rire, parce qu'il a l'air sincèrement fâché. Mais pour quelqu'un qui ne désire pas être mon ami, il a tout de même fait l'effort de me suivre. Je le regarde s'énerver, parvenant difficilement à le prendre au sérieux. Il a un côté trop attendrissant, comme un ours en peluche. Et qui peut imaginer un ours en peluche en colère ? On a forcément envie de le serrer dans ses bras en lui caressant la tête. Enfin, je suppose, j'ai rarement eu l'occasion d'étreindre un ours en peluche.

"Je m'excuse, Will. J'ai effectivement été un peu rustre. C'est notre premier rencard, je suis un peu maladroit, j'espère que tu ne resteras pas sur cette mauvaise impression..."

Je lui fais un clin d’œil. Son attitude a changé si vite. Il ne semble plus du tout m'en vouloir. Je suppose qu'il s'amuse. Qu'il me teste. Ou qu'il est complètement lunatique. Ce qui ne me changerait pas trop de mon quotidien, entre Ian qui possède deux personnalités et John qui peut passer de la joie à l'apathie la plus totale... Souvent après les appels de son père, d'ailleurs. Curieux, l'effet que les pères produisent sur nous.
Encore cette histoire de papillon. Il insiste.

"Aucun papillon n'aurait pu faire le choix de rester une chenille. Ils font exactement ce que l'on attend d'eux. Il obéissent aux lois de la nature, et meurent, je lui souris, s'ils avaient eu le choix, ils auraient sûrement préféré se transformer en Faucon, ou en Ours."

Je pousse la porte du gymnase. Constatant avec plaisir, qu'il est vide. Les élèves sont sur le terrain de foot.

"Je n'ai rien oublié, je le regarde un instant, mais tu l'avais déjà compris, non ? Tu m'as suivi par curiosité. J'apprécie la confiance que tu me portes pour m'accompagner dans un endroit désert tout seul, alors que je mesure deux têtes de plus que toi... "

Je me demande bien qui aurait l'idée de malmener un gamin déjà autant amoché physiquement. Pas moi en tout cas. Je lui souris et l'emmène dans les vestiaires des hommes. Les affaires des footballeurs sont éparpillées un peu partout. Je me dirige vers les douches, et je sors de la teinture de rouge de mon sac. Je m'attelle à dévisser chaque pommeau de douche pour y verser de la teinture à l'intérieur.

"J'ai une petite vengeance personnelle à mener contre un certain Luke Evans, membre de l'équipe de foot. Comme je suis généreux, je m'assure que tous ses camarades auront le droit au même sort."

Ensuite, je fouille les sacs de sport. Je verse ce qu'il me reste de teinture sur les vêtements de Damon, et de l'un de ses amis au hasard, puis je les asperge avec ma bouteille d'eau, histoire que le rendu soit vraiment magnifique.
Pour finir, je glisse le sachet de teinture dans le sac de Luke.

"Bien, voilà qui est fait. Nous pouvons partir."

Benjamin semblait mener un double jeu au quotidien. Peut-être ignorait-il lui-même s'il disait la vérité ou s'il se contentait de jouer. A force de porter un masque, on finissait par oublier de l'enlever, à se demander s'il ne nous constituait pas de manière intrinsèque. Je haussai donc les épaules, préférant n'émettre aucune opinion à ce sujet et changer d'humeur, à nouveau plus jovial, plus heureux, plus curieux aussi.
Imaginer un papillon devenir un ours me fit éclater de rire alors que nous passions les portes du gymnase. Je balançai mon sac sur mes épaules. Non, en effet, un papillon n'avait pas le choix, il obéissait aux règles de la nature et se transformait, se métamorphosait avant de mourir et de perdre la beauté factice de ses ailes délicatement poudrées des plus magnifiques couleurs. Je passai mes bras derrière ma tête. et haussai un sourcil face au sous-entendu de mon nouveau compagnon. Vraiment ? Pensait-il m'effrayer ? Je pris un air ennuyé.

« Oh. Tu crois peut-être me faire peur, ou quelque chose comme ça ? Je m'attendais à quelque chose d'un peu plus original que la phrase clichée du mec violent avec les petits poissons. Ah ! Désolé mais je ne suis pas vraiment impressionné. »

La douleur me laissait plutôt indifférent. Oh, bien sûr, je n'aimais pas particulièrement être tabassé - ce qui arrivait parfois à cause de ma langue trop bien pendue - mais je trouvais ça si triste que je ne parvenais pas à être en colère ou à en avoir peur. La violence était une simple réaction, quand on n'avait pas d'autre moyen d'exprimer quelque chose. Cela valait aussi pour la violence que l'on pouvait soi-même s'infliger.
Je le suivis à petits pas dans le vestiaire des hommes et le regardai avec une forme de curiosité non dissimulée. Je le regardai œuvrer avec sa bombe de peinture et passai mes mains derrière mon dos. Voilà qui était hautement plus intéressant que la violence, et une autre petite touche sympathique de la vie lycéenne : la vengeance. Qui engendrait une vengeance. Qui engendrait une vengeance. Et ainsi de suite. Je restai silencieux pendant que Ben se donnait du mal à faire passer Luke pour responsable de toute cette mascarade.

« Si tu veux que Luke soit responsable, ce serait étonnant que lui aussi prenne une douche ensanglantée au milieu de ses petits camarades... Je me demande bien ce que Damon prévoit de faire. Tu joues avec le feu, mais je suppose que te faire brûler ne te dérange pas beaucoup. »[/color] dis-je avec amusement. « Je me demande bien ce qu'apporte la vengeance. Est-ce si satisfaisant ? »

"Si j'avais voulu te faire peur, Willy, je t'aurais attendu, caché derrière une porte, et j'aurais crié : BOUH en te voyant passer... Je ne faisais qu'énoncer un fait."

Me voilà en train de parler comme John. Je passe trop de temps en sa compagnie. Qu'il déteigne sur moi ne me dérange pas, mais l'inverse m'ennuierait. Je suis un mauvais exemple. D'ailleurs, le jeune William en fait les frais aujourd'hui. Je m'accoquine avec lui, l'élève le plus inoffensif de ce lycée de dégénérés congénitaux, et je l'entraîne dans mon sillage. Le rendant complice de tous mes méfaits.
Et pour une raison qui m'échappe, il se laisse faire. J'espère au moins qu'il s'amuse.

"Je ne veux pas faire accuser Luke..."

Je détaille Willy. En vérité, il a l'air tellement gentil et innocent que le simple fait de l'avoir mêlé à cette farce me met mal à l'aise. Si les joueurs de l'équipe de foot apprennent qu'il était là... Mais pourquoi je me soucie de ça ? Il m'a accompagné de son plein gré et ne pourra s'en prendre qu'à lui. Ce n'est pas mon problème. J'en ai déjà bien assez, sans me soucier de ceux dictés par ma conscience. Je quitte les vestiaires avec lui. Personne à l'horizon. Je souris en regagnant la cour.

"Je suppose que je peux te dire un secret que tu n'iras pas répéter... Damon m'adore. La vérité, c'est que nous avons trop de points communs pour supporter de partager le même espace, donc nous évitons au maximum de nous croiser, mais nous sommes tous les deux des fils de pute capricieux et prétentieux qui combattons le pire des ennemis : l'ennui. Il ne doutera pas un instant de ma culpabilité, et il trouvera la plaisanterie amusante. Peut-être qu'il fera même durer un peu le suspense avant de me proposer comme fauteur de trouble. Juste pour voir comment sa bande de débiles va réagir en voyant Luke avec le sachet de teinture. Damon et moi n'avons jamais été des adversaires. Nous nous distrayons l'un l'autre."

Mes propos pourraient être nuancés. Il est vrai que si j'apprécie Damon, il me serait impensable de le laisser s'approcher de quelqu'un à qui je tiens. Je ressemble à Damon, par certains aspects, mais contrairement à lui, je possède un coeur en état de marche. Il est plus impitoyable que je ne le suis, et quelqu'un de fragile, comme Ian, ne pourrait pas lui tenir tête.
Je quitte Willy des yeux, et je m'assois dans l'herbe. Je n'aurais peut-être pas dû évoquer ce sujet. Désormais, Willy sait que nos querelles n'en sont pas. Toute la magie a disparu. C'est un peu comme révéler à un enfant que le Père Noël n'existe pas...

"Pour ton autre question... Non, la vengeance n'a rien de satisfaisant. Mais, je ne peux pas m'avouer vaincu. Je refuse qu'un abruti comme Luke Evans gagne cette bataille. Je suis plus inventif, et plus endurant. Il finira par se lasser, et là, je serai satisfait... Et puis, c'est tout de même plus sympa de passer mes journées à imaginer des plaisanteries inutiles et dégradantes que de suivre les cours qui, de toute façon, ne me mèneront à rien ! Avoue-le, toi aussi tu t'es amusé aujourd'hui, non ?"

Je ramasse une pâquerette et la lui tend.

"Ça te change de ton quotidien solitaire..."  

J'étais probablement un homme mort. Mais cela faisait partie des risques. Les innocents finissaient toujours par trinquer, surtout au lycée. On s'en prenait aux moins populaires, à ceux qui dérangeaient dans les couloirs. Je le suivis comme son ombre en dehors des vestiaires pour rejoindre la cour. Il faisait beau, et c'était agréable. Quelques élèves passèrent devant nous puis le calme revint. Personne. Les cours n'allaient pas tarder à reprendre.
Lorsque vinrent les explications, je croisai les bras et le regardai en haussant légèrement un sourcil, étonné qu'il se confie à moi sur ses relations avec Damon. Enfin... Ce n'était pas vraiment un grand secret. Ils se détestaient cordialement, tous les deux et ça, tout le monde le savait sans doute. Pourtant, ils passaient du temps l'un avec l'autre et se lançaient des défis. S'ils s'ennuyaient tant que ça dans la vie, il y avait forcément de meilleures choses à faire... Ce que je croyais, moi, était bien différent. Je ne voyais pas Ben comme l'un de ces manipulateurs, je ne l'imaginais pas comme Damon. Damon, lui, observait froidement les événements qu'il engendrait, l'air de rien. Ben, lui, agissait. Il agissait pour dépasser ses propres limites et les limites que lui imposaient la vie tout en restant prisonnier de lui-même. J'eus un petit air triste derrière mon masque et secouai la tête avant de hausser les épaules suite à ses autres explications.

Non, je ne m'étais pas spécialement amusé de le voir teindre les vêtements de l'équipe de foot et de dissimuler de la peinture dans les douches. Je m'étais d'avantage diverti en parlant avec lui, en allant à sa rencontre. Sa vraie rencontre, pas la personne qu'il s'évertuait à mettre en avant. Ben n'était pas quelqu'un de mauvais? Pouvait-on foncièrement être mauvais, de toute façon ? Je passai mes mains derrière mon dos et fis un petit pas dans la cour.

« Amusant la façon dont tu te caches sans cesse. Derrière des mots, derrière des actes, derrière des pensées. Tu n'es jamais vraiment là... Mais je serai heureux de faire ta connaissance en assemblant les petits bouts que tu consentiras à m'offrir ! La vérité est plutôt triste, je comprends bien qu'il faille porter un masque. Alors, oui, je me suis bien amusé ! Mais un jour, je serai enchanté de faire vraiment ta connaissance, Ben ! »

Je pris sa main droite et la serrai, comme lors d'une présentation officielle avec un grand sourire, avant de prendre la direction de la salle de classe. Je lui fis un grand geste de la main puis disparus.