Je vais bien, tout va bien. Ft Barth

La sempiternelle question. Personne n'aimerait connaître la véritable réponse. Je ne me bats jamais. Jamais vraiment. Si je laissais réellement mes poings parler, j'aurais déjà du sang sur les mains. La colère me rendrait fou. Aujourd'hui, je fais semblant de jouer les bagarreurs. Semblant de répliquer. Semblant d'être plus mauvais que je ne le suis. Ils ne peuvent pas le comprendre. À part mon père peut-être. Quelle ironie.

"Pourquoi poser la question puisque vous connaissez la réponse ?
La surveillante soupire.
- Est-ce toi ou Luke qui a initié la bagarre ?
- Ça change quelque chose ?
- Bien sûr que oui.
- Je l'ai provoqué.
Plus ou moins. Un simple sourire et le coup est parti...
- C'est ce qu'il m'a dit aussi.
Ça ne m'étonne pas. Quel connard ce Luke. C'est lui qui a frappé le premier, mais c'est moi qui suis tenu pour responsable de notre petite altercation.
- Je crois qu'il ne m'aime tout simplement pas.
- Comme quatre-vingt pour cents des élèves de ce lycée, non ?
J'imite un frisson en souriant.
- Vous êtes si glaciale, ça m'excite... Redites-le.
Elle secoue la tête, dépitée par mon attitude.
- Tu n'as pas l'air de prendre tout ceci très au sérieux, mais un jour, tu ne t'en sortiras pas aussi bien. La vie n'est pas un jeu. Tu finiras par avoir de réels ennuis.
- Je n'attends que ça !"

Elle abandonne, et me tends un avis d'expulsion. Encore un. Elle me demande de me rendre dans le bureau du Directeur. Encore une fois. Ce que je fais sans tarder. Aussi étrange que cela puisse paraître, j'aime bien le Directeur. Il est beaucoup plus intéressant qu'il n'en a l'air, et il a toujours été d'une gentillesse à toute épreuve avec moi. Pourtant, j'ai sincèrement essayé de le provoquer. Des dizaines de fois. Rien à faire, il est imperturbable.
Je passe devant la secrétaire qui me sourit chaleureusement. Elle me lance un "l'année commence bien, Monsieur Anderson." qui ne sonne pas comme un reproche, mais plutôt comme une plaisanterie. Je lui fais un clin d'oeil avant d'entrer dans le bureau du Directeur, sans frapper.

"Bien le bonjour, Monsieur le Directeur ! Je pose le bond pour une journée d'expulsion sur son bureau et m'installe dans un fauteuil en face de lui, vous ne faites pas les cartes de fidélité par hasard ? Comme chez Burger King, à chaque visite, vous tamponnez ma carte et au bout de la vingtième, j'obtiens une réduction sur ma prochaine expulsion ?

Je lui souris et je sors une cigarette de mon paquet. Je la glisse entre mes lèvres sans l'allumer.

"Vous m'avez manqué pendant mes vacances, je n'ai pas pu m'empêcher de venir vous voir aussi vite que possible ! Alors, est-ce que j'ai le droit à une remise de peine si je vous dis que je n'ai rien fait ?"

Les heures passaient. Toutes semblables. Symétriques et systématiques. Elles m'étaient familières. Presque agréables, en vérité. J'en connaissais les mystères, les énigmes, les paradoxes. Peu d'homme sur terre pouvait se vanter de cela, mais maîtriser le temps pour le remonter ou l'avancer était, au final, plus un fardeau qu'une découverte. Je traversais les âges et les différentes versions de ces vies. Certaines lignes de temps restaient semblables, mais la plupart changeaient. Il ne suffisait pas de grand chose pour bousculer un événement et tous les autres ensuite. Un rien. De simples coïncidences. Pire que tout, je ne vieillissais pas. J'étais resté au même âge depuis des années, inchangé devant le miroir si ce n'était, peut-être, quelques rides de fatigue. Il serait bientôt temps de rendre le sablier. D'arrêter ma propre ligne de temps et d'existence. Zach avait désormais la vie que je voulais pour lui. Il avait grandi, prenait confiance en lui, se mêlait à la vie lycéenne. Dans quatre ou cinq ans, j'irais retrouver ce bon vieux Lucifer. Je ne lui dirai probablement pas merci, car il possédait déjà mon âme. Je regretterai sûrement de ne pas pouvoir retrouver mon fils. Et je donnerai mon âme avant d'en finir. La perspective ne paraissait pas très réjouissante, n'est-ce pas ? C'était la seule fin pour moi. Il n'y avait pas d'autres possibilités. C'était ainsi lorsqu'on pactisait avec le Diable.

Mais avant tout cela, il me restait encore des choses à faire et à assumer. Mon rôle de tuteur pour Zach, bien entendu. Mais également celui de Directeur de cet établissement. Ca paraissait peu de choses, mais la plupart des élèves, ici, avaient besoin d'être guidé. Peut-être aidés. Un demi sourire apparut sur mes lèvres. Je me prenais pour Dieu ? Peut-être. Un peu. Je refermai ma montre à gousset et ouvris un dossier. Icare Smith. Ramené par Thomas Spears, notre nouveau surveillant. Lui aussi, un cas désespéré. Comme la plupart des profs dans ce lycée. Mais je n'avais nullement l'intention de refuser du travail à d'anciens mafieux et trafiquants reconvertis. Ne l'étais-je pas moi-même ? Je connaissais la difficulté de s'en sortir lorsqu'on essayait de tout quitter pour recommencer à vivre une vie nouvelle.
L'année ne faisait que commencer. Son bulletin de l'année passée était tout à fait atypique. De bonnes notes, et une chute libre au dernier trimestre. Des D et des E. Guère étonnant avec ce qu'il lui était arrivé et les conditions dans lesquelles il avait vécu. Je me demandais si notre très cher Mr. Spears, son oncle, allait redresser la barre. Mais les notes, ce n'était pas ce qui m'intéressait. Elles étaient simplement représentatives d'une assiduité, pas de l'intelligence propre de chacun.

En parlant d'intelligence propre à chacun. Je refermai le dossier et le rangeai dans l'un des tiroirs du bureau, avec les autres. Benjamin Anderson venait d'entrer dans mon bureau après avoir été annoncé par ma charmante secrétaire. Il n'avait pas fallut longtemps pour qu'il vienne me rendre visite. Ce jeune homme était un habitué de la mauvaise conduite, pourtant, dans le fond, il n'était pas ainsi fait. Je pris le bond entre mes doigts. Une journée d'expulsion, selon l'une de nos surveillante. Encore une bagarre. Je reposai le bond entre nous et joignis mes doigts entre eux avec un petit sourire en coin. Ah, Benjamin... Irrécupérable. Il n'y mettait aucune bonne volonté. Pourtant, je l'avais vu, dernièrement, traîné avec le jeune William Thomas. Une fréquentation intéressante pour lui. Cela changerait-il la donne ?

« Une carte de fidélité serait l'aveu même de ton incapacité à aller de l'avant. Or, j'espère te voir moins souvent ici cette année. On ne fume pas ici, Benjamin. » lui rappelai-je avec amusement en regardant sa cigarette éteinte. « Tu ne voudrais tout de même pas qu'un vieil homme comme moi attrape un cancer à cause du tabagisme passif ? »

Je m'adossai à mon siège et croisai les bras sur ma poitrine en regardant ce jeune adolescent qui avait abandonné toute convention pour vivre sa vie comme un grand plateau de jeu. Il n'avait pas tort. On ne vivait qu'une seule fois... Enfin... Techniquement.

« Tu t'es battu avec Luke Evans, c'est cela ? »

Je jetai un petit coup d’œil au bond. Luke Evans. Un joueur de foot un peu brute dans son genre. Comme la plupart des joueurs de foot. Ils aimaient s'imposer en star dans le lycée. Comme si pratiquer ce sport rendait quelqu'un exceptionnel. C'était amusant de constater les classes sociales déjà formées dans le lycée. Par ailleurs, la plupart des bagarres qui concernaient Benjamin tombaient systématiquement, ou presque, sur les joueurs de l'équipe de foot.

« Il est dommage de rendre coup pour coup. Mais puisque tu clames ton innocence, j'aimerais entendre ton histoire et ta version des faits. Par ailleurs, j'aimerais que tu me montres ta main droite. »

Je me levai et attrapai ma canne pour marcher jusqu'à une petite armoire où je gardai toujours quelques bandages et désinfectants. Je n'allais pas l'envoyer à l'infirmerie pour ça, d'autant que nous avions des choses à nous dire avant qu'une décision de ma part ne soit prise. J'attrapai une petite bande avant de venir m'asseoir à côté de lui.

« Je t'écoute. » lui dis-je en tâtant sa main. La douleur semblait être répartie dans le majeur et et l'index et ses phalanges. Là où je commençai à enrouler la bande pour garder ses doigts immobiles après y avoir appliqué un peu de pommade.

Ne comprend-t-il pas que je viens ici pour le plaisir de sa compagnie ? Si je le voulais vraiment, je pourrais devenir un ange ! Arrêter les conneries, mettre des cravates, ne plus fréquenter tous mes amis dépravés... Mais ce serait bien moins amusant. La liberté de pouvoir être un sale con, c'est tout ce qu'il me reste. Je ne peux pas l'abandonner pour faire plaisir à un vieil homme qui pense que je vaux mieux que cela.
Je lui souris et je range ma cigarette. Dommage, j'aime bien m'en griller une après une bagarre.

"J'ai l'étrange impression que même un cancer ne pourrait pas terrasser un homme tel que vous, mais je ne voudrais pas vous indisposer."

Luke Evans. Monsieur Muscle sans cervelle, comme la plupart des joueurs de son équipe. Si l'on exceptait Damon.

"Oui, il semblerait."

Intrigué, je l'observe se lever chercher de quoi jouer les infirmières et je lui tends ma main. Je ne peux pas m'empêcher de songer au fait que j'aurais aimé qu'il soit mon père. C'est sans doute pour cette raison que je viens ici. Lui, il m'écoute. Il s'occupe de moi. C'est tellement pitoyable.... Mais je le laisse faire. Je n'avais même pas senti la douleur jusque là. Ou plutôt, je n'avais pas senti qu'elle était plus présente qu'à l'accoutumé.

"Je plaisantais, Monsieur... "

Je lui souris. De toute façon, ça ne me coûte rien de le lui dire.

"Je n'ai rien fait. Nous nous sommes croisés dans le couloir, il était en train d'emmerder une fille pour qu'elle sorte avec lui. J'ai fait un clin d'oeil à la fille, et j'ai souri à Luke. Il l'a mal pris, ce que je peux comprendre, j'étais en train de penser qu'il avait vraiment l'air d'un abruti, mais je peux vous promettre que je n'ai rien dit à haute voix. Il a frappé le premier, et même si j'ai bien compris que ça ne servait à rien de rendre les coups, me laisser faire, ce n'est clairement plus dans mes projets. Comme il était plutôt amoché et que je suis... Moi, la surveillante m'a envoyé ici."

La vie était plus facile lorsque je ne savais pas me battre. Les bagarres se terminaient plus vite. Je perdais souvent, mais au moins, je ne risquais pas de tuer quelqu'un chaque fois que j'osais me défendre. Il m'est plus difficile de retenir mes coups maintenant que je sais où les porter.
J'observe le bandage autour de mes doigts. Serait-il aussi gentil s'il savait ce que je suis en train de devenir ?

"Je trouve ça franchement gentil de votre part de faire semblant que ma version vous intéresse... Enfin, ce n'est pas ce que je voulais dire, je sais que vous êtes quelqu'un de bien, mais c'est plus facile pour tout le monde si c'est moi le coupable de toute façon. Ça vous évite de prévenir les parents de Luke, de le renvoyer, d'handicaper l'équipe de foot... Moi, mon père ne posera pas de problème et je ne manquerais qu'au club de théâtre et à la prof de dessin."

Mon père n'a plus de temps à perdre avec tout cela depuis des mois. Il se fiche des délits que je peux commettre, tant que je fais ce qu'il faut pour devenir son gentil chien. Quelle chance. Je plonge mes yeux dans ceux de Barth, et je lui souris.

"Je ne vous en voudrais pas de m'utiliser comme bouc émissaire."

Si Benjamin Anderson était dans les parages, c'était toujours de sa faute. Sûrement parce que les choses étaient, en effet, plus facile ainsi. Mais ce n'était pas juste. Pas juste qu'un seul élève paye pour la faute des autres de manière systématique. Et dans cet établissement, rien ne se passerait comme partout ailleurs. Bien sûr qu'une expulsion causerait des problèmes. Les parents les plus riches ne seraient certainement pas content de perdre la face. Mais qui a dit que je n'aimais pas emmerder le monde, moi aussi ? A ma manière. Je ne servais pas les intérêts du lycée, je servais les miens. Cet établissement, et sa réputation, je m'en fichais. Ce qui m'intéressais, moi, c'étaient les élèves. Leur progression, leur manière d'évoluer pour partir dans la vie du bon pied. Je reposai le bandage dans la petite trousse de secours.

« Plus facile pour qui ? Pour moi ? Qu'un élève soit expulsé est déjà un souci. Je préfère donc lorsqu'il s'agit du vrai fautif. »

Cela ne voulait pas dire que Ben ne serait pas expulsé non plus. Il n'avait pas déclenché la bagarre mais y avait répondu. La violence n'était pas tolérée dans l'enceinte de l'établissement. Je comprenais les agissements de Benjamin, mais il ne pouvait pas répondre à la violence par la violence. Cela ne le rendrait pas meilleur, ni ne l'aiderait. Il le pensait peut-être mais ce n'était pas le cas. Il y avait d'autres moyens de se faire respecter et de ne pas se faire marcher sur les pieds. J'en étais l'exemple même... Enfin. Non. Pas vraiment. J'avais usé de violence lorsque les mots et l'esprit ne suffisaient plus. Parfois, oui, on finissait bien par en arriver là. La loi du plus fort. Je rangeai la trousse de soin dans le même placard.

« Mais tu seras toi aussi expulsé. Je sais que tu uses de la violence pour te défendre et ne plus te laisser marcher sur les pieds, mais il y a des moments pour se battre et des moments pour ne pas le faire. Aussi, je vous considère tous les deux comme coupables. Luke Evans sera convoqué après toi dans mon bureau. Il n'est pas nécessaire de te faire passer pour la brute épaisse que tu n'es pas. C'est peut-être pour cela que te faire expulser t'arrange ? Tu tiens vraiment à avoir cette réputation-là ? » je haussai un sourcil en le regardant avant de retourner m'asseoir en face de lui. « De toi à moi, je ne pense pas que cela te serve vraiment. J'apprécie ta compagnie, autant que faire ce peut, mais j'apprécierai d'autant plus ne pas me retrouver avec des avis d'expulsion sur mon bureau à chacune de nos rencontres. Tu as un autre potentiel à exploiter. »

Je signai l'avis d'expulsion à regret.

Il désire faire ce qui est juste, c'est une qualité. Il veut expulser le véritable fautif, et c'est une bonne chose mais... Quelle merde. Je n'aurais peut-être pas dû lui dire la vérité. Je n'ai pas peur de la vengeance de tous ces petits cons de l'équipe de foot, mais je n'ai pas besoin de les avoir sur le dos plus souvent que nécessaire. Balancer des brutes dans un lycée, c'est sans doute la dernière chose à faire si on ne veut pas se faire pourrir la vie. J'en sais quelque chose, la moitié du temps, c'est moi la brute. Un élève qui cafte est un élève mort. Ou presque.

"Je ne sais pas si vous vous souvenez de vos années au lycée, Monsieur, mais ici, comme dans n'importe quel établissement scolaire, il n'existe que trois groupes : Les Forts, les Faibles et les Invisibles. Vous, vous êtes un gentil et vous m'aimez bien, alors vous prenez la décision la plus équitable à vos yeux. Vraiment, j'apprécie vos intentions."

Je lui souris.

"Mais si vous renvoyez Luke, il saura que je l'ai balancé et dans le meilleur des cas, il ne fera pas de scandale, il se contentera d'essayer de me tabasser lorsque nous reviendrons. Dans le pire des cas, ses parents ne pourront jamais croire ma version des faits parce que j'ai un casier judiciaire long comme le bras, et ils essaieront de vous convaincre que leur fils est un ange, et que je suis un menteur. Comme vous savez que je dis la vérité, vous n'annulerez pas la sanction. Ils seront en colère contre vous et votre établissement, ils en parleront aux parents des amis de Luke. Et ce n'est pas Luke qui me tombera dessus à mon retour, mais toute son équipe de petits copains."

Je suis donc en train de me battre pour que ce connard de Luke ne soit pas renvoyé. Un véritable plaisir.

"Je ne dis pas que j'ai peur de Luke ou d'être tabassé, parce que ça, j'en ai plutôt l'habitude, mais lorsque je peux éviter cette situation, il est vrai que je préfère être renvoyé seul et passer pour la Brute épaisse, même si ce n'est pas la vérité."

Il est naïf pour un directeur de lycée. Comme si ce n'était pas la loi du plus fort qui prônait. Ici, la violence est reine. Quelqu'un qui ne réplique pas est un faible.

"Cette réputation me sert tous les jours, depuis mes dix ans. Depuis que j'ai compris que si je me laissais faire, rien ne changerait jamais. J'aurais toujours le rôle de la victime, à l'école, et à la maison. Personne ne viendrait me sauver, et surtout pas un Directeur d'école plein de bonne volonté qui ne sait absolument pas à quel point le harcèlement scolaire est présent entre ses murs. Vous avez raison, d'ici quelques années, cette image de caïd que les gens ont de moi ne me servira plus à rien, peut-être m'empêchera-t-elle d'accomplir certaines choses... Mais peu importe. Elle m'a sauvé la vie."

Je fais bouger les boules du pendule Newton sur le bureau du Directeur en soupirant. Il a un don pour me faire dire des choses que je ne dirais jamais en temps normal. Tout est plus facile à évacuer dans ce bureau.

"Je ne suis pas le seul, prenez Valentin, ou Icare... Et même mon frère... Sans leur réputation et leur poing, qui les protégerait ? Vous ? Vous ne l'avez jamais fait. Alors dites-moi, comment croyez-vous qu'il est possible de s'en sortir sans utiliser la violence, ici ? Honnêtement, sans me faire un discours de politicien pacifiste à la con."

Je n'avais pas connu d'années de lycée. Les études, à mon époque, étaient bien différentes de celles d'aujourd'hui. Dans un monde aussi moderne. Ces dernières années, je m'étais focalisé sur Zach et non sur le lycée, ni sur tous les élèves qui le peuplaient. Je n'avais pas été aussi regardant que j'aurais aimé l'être et voilà ce qui en résultait. Je ne pouvais pas changer cette version du passé-là, mais son futur, oui. Je regardai Ben. Il parlait avec ferveur. Il aurait aisément pu suivre les traces de son père en politique. C'était un jeune homme éloquent. Il savait ce qu'il disait, possédait une grande réflexion et un certain discernement. Ce que je n'avais pas su faire jusqu'alors. Je joignis mes mains entre elles sur le bureau et demeurai calme alors qu'il déballait tout ce qu'il avait en tête, tout ce qu'il avait sur le cœur. Je ne lui en voulais pas. Du plus loin que je me souvienne j'avais toujours signé ses avis d'expulsion sans lui poser de question. Cela devait lui paraître étrange que je m'en pose subitement. Mais désormais, mes pensées n'étaient plus focalisées sur la tâche que j'avais à accomplir pour Zach. Elles étaient focalisées sur l'ensemble de cette vie. Cette dernière vie que je passerai ici. Je devais faire en sorte de rendre les choses meilleures, au moins un peu. Je m'étais donné ce but. Telle était ma pénitence pour les fautes commises auprès de Gabriel. Je ne voulais plus ni de mort, ni de violence. Ce lycée n'était pas celui que j'avais espéré bâtir. Il n'était pas un avenir pour ces enfants mais une source d'angoisse, comme tous les établissements du monde moderne sans doute. Le jugement, l'humiliation, la violence. Tout ne se résumait qu'à ça, à peu de choses près.

« Oui. Il est possible de ne pas l'utiliser. Il faut apprendre, ici, à régler ses problèmes d'une manière différente. A vivre en communauté malgré les différends de chacun. »

Je faillis ajouter que tout ceci était probablement de ma faute mais je n'avais pas à partager mes états d'âme avec lui. Ces états d'âme ne concernaient que moi, et moi seul. J'avais laissé ces violences cette loi du plus fort s'installer. Ainsi allait la vie, mais ils étaient jeunes. Ils n'avaient pas besoin de cette cruauté tout de suite. Et, surtout, ils devaient apprendre à régler leurs différents autrement.

« Et à ne pas tenter le diable en lui faisant des sourire arrogants. » ajoutai-je spécialement pour lui.

Car il n'avait peut-être pas frappé le premier, mais il n'avait rien fait pour ne causer aucune tension. On ne pouvait pas dire que Benjamin soit le gentil mouton. Il n'était pas non plus le loup qui montrait patte blanche, en l'occurrence, c'était le cas de Luke. Non, Ben était entier. Mais il provoquait ce qui arrivait par la suite. Néanmoins, Luke ne pouvait pas rester impuni.

« Tu peux partir. »

J'étais fatigué. Fatigué par les âges que j'avais traversé. Fatigué des échecs. Fatigué des batailles. J'aspirais au repos. Plus tard... Quand tout serait réglé, et réglé de la bonne manière. S'il me fallait recommencer encore une fois, je le ferai. Comme toujours. Je parviendrai à éviter les échecs. Je me levai pour ouvrir la porte, sans lui donner mon verdict, sans lui donner d'avantage d'explications.

« Évite les ennuis à l'avenir. »

Je ne comptais pas lui attirer d'ennuis. Je n'allais pas expulser Luke pour cette raison. J'en trouverai une autre. Il y en aurait probablement beaucoup d'autres. J'aurais l’œil ouvert, plus aguerri. Ben avait appuyé sur la corde sensible, mais il avait eu raison de le faire. Inutile qu'il en sache d'avantage. Ce n'était pas son rôle d'élève. C'était le mien en tant que directeur.

Il sait que c'est mission impossible, n'est-ce pas ? Nous ne pouvons pas vivre en communauté, nous sommes des êtres humains. Nous nous supportons les coups dans nos propres maisons, comment pourrions-nous régler nos différends sans violence en dehors ? C'est utopiste. Monsieur Godric est utopiste. Il ne peut pas régler tous les problèmes de ses élèves à lui tout seul. Ce que je disais n'était pas un reproche, c'était une constatation.

"C'est tout ?"

C'est tout ce qu'il trouve à répondre ? N'aurait-il pas dû s'énerver ? Se défendre ? Me dire que tout va s'arranger ? Il s'arrête là ? Il ne me donne aucune explication sur Luke, ni sur ce qu'il va faire ? Est-ce que je viens de lui déballer mon sac pour rien ? Évidemment. La question qui se pose en réalité c'est : pourquoi lui ai-je dit tout cela ? Qu'est-ce que je pouvais bien attendre, après tout ? J'attendais... Autre chose que de l'indifférence. Juste pour une fois.
Je me lève.

"Ouais, c'est promis. Pas d'ennuis, comme d'habitude."

De toute évidence, il est trop tard pour s'arrêter en si bon chemin. Je suis déjà foutu, alors pourquoi s'en émouvoir ? Pourquoi chercher à arranger les choses ? Autant l'accepter.

Je lui souris. Ce sourire arrogant. Celui qui soulève les foules. C'est amusant parce qu'il ne signifie rien. Je ne pense pas. Je ne juge pas. Je me contente de sourire, et les gens qui ne sont pas à l'aise avec eux-mêmes se sentent attaqués. Il a raison. Je ne suis pas innocent. Jamais. J'appuie sur les bons boutons, et j'attends de voir ce qu'il va se produire. Je suis le démon qui blesse avec sa langue plutôt qu'avec ses poings. Je suis comme mon père. Un putain de monstre charismatique et insensible...
Mais, cela ne me semble plus si grave.