Nouvelle année, nouvelle vie. Ft Bartholomew Godric

C'était la dernière fois que je revenais dans cette réalité pour extirper Zach de l'emprise lugubre de son père. J'étais fier de ce qu'il devenait, heureux de le voir s'épanouir et prendre confiance dans sa vie. Et j'étais triste, car ce n'était plus qu'une question d'années avant qu'il n'ait plus besoin de moi et que je puisse le laisser se débrouiller seul, vraiment seul. Alors je n'aurais définitivement plus de but. Et peut-être qu'alors j'aspirerai au repos. Peut-être...
J'éteignis le feu sous la poêle et déposai le bacon dans une assiette. Zachariah venait d'arriver dans la salle à manger. Je lui fis un sourire. Je l'avais connu de différentes manières. Brisé, démuni, encore petit garçon. Combien de fois l'avais-je sauvé avant de réussir à changer la ligne du temps ? Peut-être quatre ou cinq fois. Lui, au moins, j'avais pu le sauver.

"Ca ne te ferait pas de mal, tu es maigre comme un clou !" lui dis-je en enlevant mon tablier et en l'accrochant près de la cuisinière. Je revins dans la salle à manger pour le regarder dévorer son petit déjeuner avec appétit.

Je croisai les bras alors qu'il levait les yeux vers moi, comme pour me faire un aveux. Je l'écoutai parler sans rien dire. Il prenait son envol si tôt... Je perdis mon sourire l'espace d'un instant, le regard triste et nostalgique. Tel était le cycle de la vie, un jour les enfants partaient... Mais, après tout, il n'était pas mon enfant. Et il n'était pas le Zach qui m'appelait Papa Barth. Il était un jeune homme plus assuré, plus mature, plus confiant.
Je repris rapidement contenance pour ne pas lui montrer ma peine. J'étais son tuteur et je devais l'aider à avancer. C'était mon rôle. Alors, je lui souris.

"C'est une très bonne idée. Il y a beaucoup de choses à faire et à connaître, ce sera un bon moyen de te préparer à ta vie d'adulte lorsque tu auras terminé le lycée."

Qu'il veuille ou ne veuille pas continuer des études et préfère entrer directement au conservatoire... Il devait être préparé à vivre avec plus d'autonomie. Je ne serai plus là, lorsqu'il vivra sa vie.

"Alors je te laisse préparer tes affaires, si ce n'est pas déjà fait. Je vais voir quelle place il reste à l'internat pour que tu puisses intégrer une chambre ce soir." J'aurais préféré qu'il me prévienne plus tôt. La nouvelle était abrupte. "Et il n'y a pas de raison pour que ça se passe mal." je lui tapotai le dos avec affection avant de prendre les plats vides pour les ramener dans la cuisine.

Je déposai une assiette dans l'évier et mon regard se perdit au dehors. Il ne serait pas loin. J'étais le Directeur du lycée, je savais tout ce qu'il s'y passait. Je garderai un oeil sur lui le temps qu'il faudrait. C'était sa décision, je ne pouvais aller à s'en encontre, je l'aimais assez pour cela. Je fis couler de l'eau tiède dans le bac avant de retourner dans la salle à manger. Il était remonté dans sa chambre, sans doute pour aller prendre ses affaires. Je soupirai et m'assis dans un fauteuil avant de prendre le cadre photo de Gabriel dans mes mains. J'étais un vieil homme qui vivait dans le passé, et pour le passé.

"N'oublie pas ta brosse à dents !" le criai-je en reposant le cadre.

Mais il n'a aucune raison de l'être. Je ne veux pas l'abandonner, ni partir vivre en Australie du jour au lendemain. Dans mon cœur, il est bien plus qu'un simple père. Il est mon héros, mon sauveur. Il me donne la force d'avancer. Il me donne l'envie de rendre le monde meilleur, d'aider les gens, comme lui m'a aidé. Rien ni personne ne pourra le remplacer.

Je lui souris et je finis mon petit-déjeuner avant de remonter dans ma chambre. Je prépare des affaires pour la semaine. Je n'oublie pas mon cahier de musique... Ni ma photo avec Barth en Écosse. Au moment de redescendre, je l'entends me dire de prendre ma brosse à dent. Je fais demi-tour, et prends tout ce dont j'ai besoin dans la salle de bain. Cette fois, je le retrouve en bas pour de bon.
Je le prends dans mes bras.

"Merci, Barth."

J'aurais aimé l'appeler papa, mais ce mot me semble si difficile à prononcer... Chaque fois, il me rappelle qui est mon véritable père et me renvoie à des souvenirs terrifiants. Je ne peux pas associer Barth à cet homme.
Je relâche mon étreinte.

"Tu sais, je ne t'en ai pas trop parlé l'an dernier quand j'ai suivi quelques cours au mois de juin, je... Disons que... J'ai eu l'impression..."

Que les autres élèves ne m'aimaient pas trop. C'est plus difficile à dire que ce que je pensais. J'ai peur de le décevoir en reconnaissant que je ne suis pas particulièrement sociable et que les autres adolescents me trouvent bizarre. J'avais vraiment envie de me faire des amis, mais c'est beaucoup plus difficile que ce que j'imaginais. Dans mon ancienne vie, tous les jeunes de mon âges s'entendaient bien par la force des choses... Alors que la plupart des lycéens ressemble aux adultes que je côtoyais. Ils sont cruels, et menteurs.

"Peu importe. Nous pouvons y aller, je suis prêt !"

Je sors le premier et grimpe dans la voiture, côté passager. En fait, je suis plus inquiet à l'idée de dormir à l'internat que je le pensais.

"Tu me promets que si ça se passe mal, je peux revenir à la maison ? J'ai peur de... Que ça me rappelle des mauvais souvenirs. Quand tu es là, je me sens protégé mais sans toi..."

Je le serrai contre moi, le temps que dura notre étreinte. Avec les années, et les versions différentes de ces moments, j'en étais venu à la considérer comme un fils. Cette réalité variait des précédentes. Je m'étais fait un peu plus distant. Mais je n'en l'aimais pas moins pour autant. Je m'inquiétais pour lui, et je voulais pour lui un avenir heureux. J'aspirais à son bonheur et à sa reconstruction. Je le relâchai à contre-cœur, mais je lui fis un sourire rassurant. Je savais ce qu'il essayait de me dire. Il craignait de ne pas réussir à se mêler à la foule et aux autres. Je le connaissais par cœur, cette version-là comme les précédentes. Il s'agissait toujours du même Zach, après tout. Je posai une main réconfortante sur son épaule et la tapotai. Il n'avait pas à s'en faire. Il saurait s'en sortir. Je veillerai peut-être à placer les bonnes personnes et les bonnes relations sur son chemin... Je savais quels élèves seraient bons pour lui et pour sa structure.

« Tu pourras fréquenter le club de musique. Je suis certain que des élèves seront ravis de partager ta passion. C'est ainsi que l'on se crée des relations, généralement. Lorsqu'on est passionné et intéressé par les mêmes choses. Cela ne s'avère pas toujours juste, tu t'en rendras compte par toi-même, mais c'est plus facile au début. Pour parler de quelque chose. Je suis certain que tu sauras t'en sortir comme un pro. »

Je lui lançai un regard chaleureux. Il avait toute ma confiance. Et même s'il ne parvenait pas à se lier d'amitié avec des lycéens, ce n'était pas le plus important.

« Le plus important, c'est que tu sois heureux. Ne l'oublie pas. Quels que soient tes choix. »

Je fermai le coffre de la voiture et rejoignis le siège conducteur. Je tournai la tête vers lui et lui fis un nouveau sourire. Oh. Je ne m'étais pas attendu à cette déclaration. J'étais touché. Mon coeur se serra d'avantage.

« Je serai là au lycée également. Si tu as besoin de quelque chose, mon bureau est ouvert et je serai là pour toi. Mais si tu as envie de rentrer, il n'y aura aucun problème. Tu peux me demander ce que tu veux, et tu le sais. Bon. Tu es prêt ? »

Je mis le contact et nous partîmes en direction du lycée, laissant la maison derrière nous. Il y reviendrait le week-end et pendant les vacances, mais c'était le début de l'émancipation. Bientôt, il vivrait seul. J'aurais accompli ce que je m'étais donné pour devoir d'accomplir. Je lui adressai un sourire et passai devant un square. Il avait énormément changé, à travers les âges. Mais c'était ici que je me promenais souvent avec Gabriel, lorsque nous étions réunis dans le monde des vivants.

« Tu vois ce square ? Il a changé, depuis ... Depuis ma jeunesse... Mais c'est ici que j'allais me promener avec mon fils lorsqu'il... Enfin lorsqu'il était vivant. Et, il y avait un marchand de chouchous. On lui prenait toujours un petit paquet pour se remonter le moral quand ça n'allait pas - ou même quand tout allait bien. Ce n'est pas très loin du lycée. Tu pourras toujours aller y faire un tour, je crois qu'ils en vendent encore. »

Je parlais rarement de Gabriel. Zach en connaissait l'existence, savait qu'il était mort, mais ne m'avait jamais posé plus de questions. Et je l'évoquais peu dans les conversations. Je m'arrêtai sur le parking du lycée.

« Tu sais où me trouver, d'accord ? »

J'entends par là la véritable musique, celle qui fait frissonner, qui fascine, qui fait ressentir des émotions... Pas les trucs à la mode qu'on entend dans n'importe quel centre commercial. Je ne dis pas que je n'écoute que de la musique classique, mais j'évite tous les morceaux qui ne possèdent pas de mélodie originale et de nos jours... C'est difficile à trouver.
À bien y réfléchir, c'est sûrement pour cette raison que j'ai du mal à me faire des amis, même dans un club de musique. Je suis un peu trop sûr de moi et intransigeant à ce niveau-là...

Je lui souris. Dans le pire des cas, son bureau n'est pas très loin. La maison non plus... Ça ne me rassure qu'à moitié. Finalement, je ne suis plus certain de vouloir aller au lycée, ni de dormir à l'internat. Pourquoi tout ce qui paraît simple à n'importe quel garçon de mon âge, me semble aussi compliqué ? J'ai la sensation que je ne pourrais jamais être normal. Jamais vraiment.

"Donc, si ça ne va pas, je peux sortir du lycée pour venir ici ?"

Je souris en regardant le square. J'imagine Barth avec son fils. Ils devaient être heureux tous les deux. J'aurais bien aimé qu'il me parle de lui, mais Barth n'est pas très bavard à son sujet, et je n'ose pas insister. Je suppose que perdre son fils doit être difficile, pour un parent aimant. Mais Gabriel devait être heureux lorsqu'il était en vie. C'est tout ce qui importe.

"Je sais où te trouver..."

Nous sortons de la voiture. Je prends mon sac, et je vais serrer Barth dans mes bras. Tout va bien se passer.

"Merci. J'espère que Gabriel ne m'en veut pas de lui emprunter son papa. Moi aussi j'avais besoin d'en avoir un..."

Je le lâche et je lui souris. J'inspire profondément. Tout va bien se passer.

"Je vais m'inscrire au club de musique !"

Sa compagnie allait me manquer ; elle m'était familière, coutumière. Je ne souhaitais qu son bonheur. Combien de Zach avais-je essayé de sauver, de vraiment sauver, avant d'y parvenir ? Lui, au moins, aurait un avenir certain, et sûr. J'en étais persuadé. Je posai une main sur son dos. M'en voudrait-il, sachant que j'avais maintes fois remontés le temps pour l'aider encore, et encore, lui, après y avoir renoncé avec mon fils en voyant que tous les choix possibles le menaient à la mort ? Au fond, les lignes de temps étaient peut-être écrites. Parfois, quelle que soit la décision, quelqu'un qui devait mourir mourrait quand même. C'était cruel, insatisfaisant, mais c'était la vie.

Je le relâchai doucement et lui souris. Je parlais peu de Gabriel ; peut-être qu'un jour je lui raconterai tout, mais il n'avait pas besoin de savoir. J'étais cependant persuadé que Gabriel ne m'en voudrait pas, et n'en voudrait pas à Zach, pour cette situation. S'il existait vraiment un endroit où mon fils reposait en paix - ce dont je n'étais pas si sûr - alors il devait être heureux. Peut-être espérait-il me voir trouver la paix ? Aucune idée. Je n'y pensais pas, d'ordinaire, cela faisait encore mal malgré les années, les siècles.

« Il ne t'en voudrait pas. C'était un garçon très sincère ; il n'était pas très grand mais il comprenait sans doute bien plus de choses que moi. »

Une douce chaleur se diffusa au creux de ma poitrine en réalisant que Zach me considérait sans doute comme un père. Je m'étais jusqu'alors montré bienveillant mais exerçais plus un rôle de tuteur que celui d'un père véritable ; malgré tout, je ne pouvais voir Zach autrement que comme un fils. Je lui fis un sourire confiant. Je ne le lui dis pas à voix haute mais, moi aussi, j'avais besoin d'un fils. Nous nous étions trouvés voilà tout.

« C'est une très bonne idée ; ils seront chanceux d'avoir un jeune homme talentueux comme toi. » Je posai une main dans son dos et l'accompagnai jusqu'aux portes du lycée avant que nos chemins ne se séparent. Il ne fallait pas que les autres élèves aient l'impression que Zach soit le petit protégé du directeur ; les rumeurs et les railleries allaient trop vite pour peu de choses. « N'oublie pas que je suis là en cas de besoin. Tu pourras aller déposer tes affaires dans ta chambre ce soir. »

Je lui lançai un dernier regard chaleureux avant de disparaître dans le couloir, non sans crainte pour lui de le lâcher dans l'océan de l'adolescence et de sa cruauté moderne.