Tu as réveillé en moi une sensation que je ne connaissais pas. Ft Adam

Parmi les arbres et les taillis, je cours. Le vent s'engouffre dans mon pelage, me rend léger. Je suis libre, et le temps n'a pas d'emprise sur moi. Mes oreilles se dresse au moindre son, je suis alerte. Attentif. Je guette une proie que je pourchasse. Je songe à mes crocs qui, bientôt, vont s'enfoncer dans la chair tendre et fraîche. Au sang qui coulera le long de mes babines. A la viande délicieuse, juteuse, qui calera la faim enserrant mes entrailles. Alors que je m'apprête à bondir par-dessus un bosquet afin de surprendre la biche qui s'enfuit toujours plus loin, une voix, lointaine, retentit dans la forêt. Je me fige, les oreilles dressées, les sens en alerte. La voix est familière. Elle m'entraîne, m'aspire...

J'ouvre les yeux. Je suis allongé dans mon lit, les yeux rivés sur le mur de ma chambre. Un léger soupir s'échappe de mes lèvres. Au revoir, belle forêt aux odeurs de pins et de pluie. Je me redresse légèrement et frotte mes yeux. Je n'ai pas spécialement envie de me lever, ce matin. Je vais devoir aller au Lycée. Etudier des choses qui ne m'intéressent pas. Rencontrer des gens qui  m'indifférent. Des gens qui n'en n'ont rien à faire de moi non plus. Je préfère être ici. Avec Nikolaï. Vivre ma vie comme je veux, aller courir tous les matins, et tous les soirs. Me promener en vélo dans la ville, pousser jusqu'à la banlieue et ses campagnes. Être seul. Rentrer et partager un moment avec celui qui est devenu mon père au fil du temps.

Je me lève malgré tout. Parce qu'il le faut. Et je vais prendre une douche tiède avant de m'habiller avec ce que je trouve dans mon armoire. Une t-shirt noir, une chemise à carreaux. Je prends ma montre high-tech. C'est une des seules choses que j'ai demandé à Nikolaï, à part ma chienne, Yarmarka. Comme d'habitude, il a rouspété, mais a tout de même cédé. Je l'ai eu un matin, comme ça, sur le rebord de ma table de nuit. Comme Yarmarka.
D'ailleurs, celle-ci se précipite sur moi à peine habillé, mettant des poils partout sur mes vêtements propres. Je la réprimande gentiment. J'aime ma chienne. C'est ma meilleure amie. Je descends avec elle jusque dans la cuisine. L'odeur de nourriture est présente. Il est rare que Nikolaï cuisine. Je souris légèrement en le voyant. Lui et moi, l'affection, les sentiments... C'est pas trop notre fort, je crois. Je m'assois en face de lui et Yarmarka pose sa tête sur mes genoux en espérant que je lui donne un bout de bacon. Je secoue la tête et elle va s'allonger plus loin en remuant la queue, impatiente de sortir.

Je grimace quand Nikolaï me parle des cours.

« Ca sert à rien.» Dis-je en marmonnant. « Je suis obligé de suivre ces cours encore cette année ? J'y arrive pas de toute façon, je suis pas assez intelligent et tu le sais toi aussi.»

Ce n'est pas une manière de me rabaisser. Je sais que je n'ai pas les capacités de la plupart des élèves. Je n'arrive pas à apprendre des choses qui paraissent simples.

Adam n'est pas un idiot. Être mauvais en maths ne signifie rien. La façon qu'il a eu de s'adapter pour survivre à son enfance chaotique, ça, c'est une preuve d'intelligence. Il possède une force de caractère que ses semblables ne comprendront jamais. Mais il n'en sait rien. Il est touchant d'innocence et de naïveté. Je l'ai peut-être sauvé à temps pour qu'il ne devienne pas un parfait psychopathe. Cette idée me rend heureux. Pourtant, j'apprécie relativement la compagnie des psychopathes. Ils me ressemblent. L'absence d'émotions ne rend pas plus heureux. Au contraire, la vie avance sans que l'on ne s'en soucie. Personnellement, j'aime me mettre en colère, j'aime éprouver de la tristesse ou de la joie... C'est ce qui fait tout le piment de l'humanité. Adam, lui, mérite de ressentir tout ce que les hommes peuvent ressentir.

"Ce n'est pas une question d'intelligence. Tu es moins doué que d'autres pour apprendre des leçons ennuyeuses. Si cela peut te rassurer, j'étais très mauvais à l'école et pourtant mon savoir est... Eh bien, il a toujours été plutôt conséquent."

Pour ne pas dire infini. Je sais tout. J'étais présent à chaque découverte historique. Je parle toutes les langues. Les sciences et les mathématiques n'ont aucun secret pour moi. Mais en Russie, on ne nous demandait pas de savoir. On nous demandait de réciter des faits légèrement différents de la réalité. Comme dans tous les autres pays. Au final, j'ai appris que le savoir était différent selon les cultures et les époques. On enseigne ce que l'on désire, comme on le désire. Il n'existe pas une vérité universelle. Du moins, d'après les humains.

"Malheureusement, tu es obligé de passer cette étape pour avoir accès aux suivantes. C'est pourquoi cette année, j'ai demandé à Désiré Lecomte de te donner des cours particuliers. Je me fiche que tu aies d'excellentes notes, je veux seulement que tu puisses faire ce que tu veux par la suite. Je n'ai pas envie que tu prennes le même chemin que moi, un seul criminel endurci dans cette famille suffit amplement."

Je lui souris avant de terminer mes oeufs. Je n'ai jamais rien caché à Adam. Si ce n'est pas nature non-humaine. Pour le reste, il sait tout. Je ne lui ai pas raconté ma vie d'une traite mais disons qu'en six années de vie commune, j'ai eu le temps de lui parler un peu de mon expérience. Bien assez pour qu'il se rende compte que je ne suis pas un type gentil. Même si, au final, j'ai toujours été tendre avec lui. Comment être une ordure avec un gamin qui fait toujours de son mieux pour que je sois fier de lui ? Aucun démon ne maltraite pour le plaisir. Pas des enfants en tout cas. Comme quoi, c'est purement un truc d'humain ça. Je bois mon café puis je mets la vaisselle dans l'évier.

"Je ne te le dis pas souvent, mais je suis fier de l'homme que tu es en train de devenir."

J'aurais aimé dire autre chose mais, je ne suis pas doué pour ces choses-là. Aucun humain n'a pris la peine de me féliciter lorsque j'étais enfant et chez les démons, ce n'est pas non plus une chose très courante. Alors, je fais ce que je peux avec mes mots et mes sentiments. Heureusement qu'il ne me réclame ni câlin, ni paroles réconfortantes, j'aurais été bien emmerdé.

"Et il est l'heure de partir au lycée... Le chien ne va pas faire de bêtises au moins ?"

Il semble sûr de lui, mais je reste, moi, persuadé de ne pas avoir des capacités intellectuelles très développées. Que je sois doué ou non à l'école, tout ce qui m'intéresse c'est le sport. Je suis doué dans ce domaine. J'ai des muscles, de l'endurance, je suis plutôt habile malgré ma masse musculaire. Je préfère de loin les vacances avec Nikolaï à toutes ces heures assommantes durant lesquelles je suis obligé de rester assis derrière un table, sur ma chaise. Je n'ai ni envie de le faire, ni la motivation de m'accrocher encore une année. Mais je vais le devoir étant donné que c'est ce que Nikolaï attend. Je ne peux pas me permettre de le décevoir. Sinon il m'aura adopté pour rien.

Et puis Nikolaï, lui, sait tout. Moi je ne sais rien. Je me demande comment il a acquis autant de connaissances au cours de sa vie ; il a réponse à tout. Sûrement l'expérience. Qui sait... Je dévore mon assiette et la repose sur un coin de la table avant de plonger mes lèvres dans mon jus d'orange. Ah oui... Autre chose. Les plats de la cafétéria sont infects pour la plupart. Il serait temps qu'ils changent de cuistot, honnêtement. Alors que je m'apprête à me lever pour ranger mes affaires dans un sac pour l'internat, Nikolaï m'informe qu'il a demandé à Désiré Lecomte de me donner des cours. Et ce n'est pas une blague. Il n'a pas tendance à en faire souvent. Je le regarde, bouche-bée l'espace d'un instant, avant de reprendre une attitude neutre. Je ne vais jamais à l'encontre de ses décisions. Nikolaï impose le respect et l’obéissance. Mais, pour la première fois de ma vie, j'ai envie de tout envoyer bouler.

Comment peut-il m'affirmer que je peux y arriver et m'imposer ensuite un professeur pour des cours particulier ? C'est un manque de confiance. Mais après tout, ce n'est pas faux. Je ne suis pas à la hauteur. Mais il peut être direct avec moi, plutôt que de me le faire savoir par un moyen détourné comme cela. Il m'énerve. Mais je ne me suis encore jamais énervé contre lui. Pas depuis plusieurs années, en tout cas. Je l'ai fait au début, parfois, pour tester les limites, tester sa patience, voir ce qu'il allait faire. Mais il a su me donner confiance, et me donner envie de le respecter. Ce matin cependant, le respect n'est pas de mise. Et même ses jolies paroles n’apaisent pas la douleur qui s'est soudainement creusée dans mon cœur.  Un vide infini. Fier de quoi ? Puisque j'ai besoin d'un professeur particulier pour avoir au moins la moyenne. Je grince des dents et vais récupérer mes affaires.

« Non. Elle sera sage. »

Je fais un câlin d'au-revoir à ma chienne qui me lèche les mains et le visage. Elle, elle m'aime au moins. Je me redresse et passe devant Nikolaï. Je ne veux pas lui montrer que je lui en veux, mais je ne sais pas cacher ces choses-là.

« Je suis prêt on peut y aller. »

Malheureusement pour lui, s'il y a bien deux domaines que je ne maîtrise pas : C'est la paternité et la psychologie humaine. Je fais de mon mieux pour le déchiffrer, pour m'adapter et je me trompe parfois. Le Prince des Enfers reconnaît volontiers que lui aussi, fait des erreurs. Je passe mon bras en travers de la porte avant qu'il ne sorte. Si je ne le côtoyais pas depuis quelques années déjà, je n'aurais jamais pu comprendre qu'il n'allait pas bien. Pourquoi les humains ne peuvent-ils pas simplement s'exprimer ? Se mettre en colère ? Hurler ? Pleurer ?

"Je pense que tu m'as mal compris. Enfin, je me suis mal exprimé... Adam, je n'avais pas prévu de devenir père. De ce fait, il y a un certain nombre de choses que je ne sais pas faire. Ce n'est pas parce que tu es mauvais élève que j'ai demandé à Désiré de t'aider, c'est parce que je suis mauvais professeur. Je ne suis pas en mesure de t'aider pour tes devoirs ou de t'expliquer les cours et j'en suis désolé. Mes connaissances sont... Disons... Innées. Au lycée, on attend de toi que tu démontres, que tu dissertes et pour cela, je n'ai aucun talent. Crois-moi, ça me coûte de t'avouer que je ne suis pas parfait et que je ne sais pas tout. J'aurais vraiment préféré être un père exemplaire."

Après cette révélation des plus désagréables, je le libère. J'attrape mon sac de sport et les clés de ma voiture. Je ferme la porte et je le rejoins dans l'allée. Je monte dans mon Aston Martin, j'attends qu'Adam fasse de même.

"Je t'assure que je fais de mon mieux et que j'essaie de prendre les bonnes décisions. Si jamais tu ne veux pas de son aide, je comprendrais. Mais il faut que tu me parles. Tu sais très bien que tu as le droit de te mettre en colère ou de me hurler dessus. En fait, je préférerais. Ce n'est pas toujours facile pour moi de comprendre ce qui te traverse l'esprit. Après toutes ces années, tu dois tout de même commencer à me faire confiance, je ne vais pas t'en vouloir ou te jeter dehors parce que tu veux arrêter le lycée."

Je démarre le moteur. Ce n'est sans doute pas le moment de sourire mais cette voiture me procure un plaisir presque semblable à des relations sexuelles. Tout est parfait quand je suis derrière ce volant. Ce côté matérialiste, c'est vraiment un trait de caractère humain. Quelque part, cela me désole. Gaspiller autant d'argent dans une automobile, je devrais avoir honte, mais je n'y parviens pas. Elle est trop parfaite. Je recule et prends la route du lycée.

"Quoi que tu décides de faire, je serais là. Même si ça m'embêterait un peu de ne plus avoir le meilleur des mes élèves en cours d'éducation physique. Mais sache que si tu te destines au rugby ou à n'importe quel autre sport, il vaut mieux finir le lycée. Qui sait, peut-être qu'avec un bon professeur, tu vas te rendre compte que tu n'es pas aussi mauvais que ce que tu imagines ?"

Figé, j'attends qu'il me laisse passer. Bien sûr, il a vu que je ne suis pas très content. Va-t-il me réprimander ? Je n'ai pas peur de son courroux. S'il avait voulu m'abandonner, il l'aurait déjà fait. Je veux juste qu'il soit franc. S'il ne me trouve pas à la hauteur, qu'il me le dise en face plutôt que de m'imposer un professeur particulier. Qu'il ne puisse pas le faire, lui, je le comprends. Il est un bon professeur de sport, mais je le vois mal m'enseigner l'histoire ou la géographie. Non. Ce qui me déplaît c'est qu'il ne joue pas franc jeu, comme d'ordinaire. Il sait qu'il peut. J'encaisserai, et je passerai à la suite. Je sais déjà que je n'ai pas vraiment le niveau même si je fais de mon mieux pour qu'il soit fier de moi, qu'il ne soit pas déçu d'avoir perdu son temps et ces années à faire mon éducation, à réparer des pots cassés. Je l'écoute m'expliquer ce que je sais déjà avant qu'il ne s'écarte. Je plonge mes yeux dans les siens. Il s'inquiète peut-être de ma réussite pour mon avenir. Ça part sûrement d'une bonne intention. Je sers le poing. Je n'ai pas envie qu'il doute de ma réussite au point de m'imposer un professeur particulier. En plus Désiré Lecomte. Je n'ai rien contre lui, fondamentalement, mais il fait parti de ces petits bourges d'intello. Quoiqu'il paraît que son père a fait faillite, donc pas aussi bougre qu'avant. Mais quand même. Il fait partie de la petite bande à Damon, lui aussi avec sa côte de popularité d'hypocrites.
Je lâche un soupir et le suis jusque dans la voiture.

« Je sais bien que tu ne peux pas m'enseigner les matières pour lesquelles j'ai des lacunes. Mais ce n'est pas ça que je te reproche. Si tu ne me trouves pas à la hauteur, tu pourrais être sincère plutôt que de m'imposer un professeur particulier. Je sais bien que je suis en dessous de tes espérances pour tous ces trucs scolaires. Mais j'y comprends rien parce que j'ai pas la même intelligence que les autres, c'est tout. J'suis obligé de faire des tas d'efforts là où les autres n'ont qu'à lire leurs leçons. Et ça m'intéresse pas de savoir que Pékin est une agglomération de je sais pas combien d'habitants. Franchement je vois pas à quoi ça peut me servir. » je marque une pause. « Et puis c'est pas par peur que tu me laisses sur le coin de la route, c'est juste une marque de respect. J'ai pas envie de me mettre en colère contre toi. » l'avouer, c'est un peu bizarre. Je l'ai dit en marmonnant dans ma barbe.

Avec lui, on se ressemble un peu finalement. Nous n'aimons pas avouer les faiblesses ou faire preuve de trop de sentimentalisme. Heureusement, parce qu'avec lui j'aurais été en manque affectif. Il est très distant et me sers peu de compliments. Mais je sais qu'il m'aime bien, et je l'aime bien aussi. Nous sommes peut-être plus maladroits que la moyenne, ou ne ne voyons peut-être tout simplement pas à quoi servent les câlins et autres marques affectives.

« Je compte pas arrêter le lycée même si ça sert à rien, je trouve. Mes connaissances sont pas terribles et je gagnerai jamais un prix de culture générale. Mais je dois finir ce que j'ai commencé pas vrai ? C'est ce que tu m'as appris. Même si je préfère être à la maison ou partir en voyage avec toi et découvrir des trucs sur le terrain. Ca m'étonnerait qu'il me fasse découvrir des aptitudes par miracle mais bon... Si ça te fait plaisir de le penser je vais pas te contredire. »

C'est rare que je parle autant, mais puisqu'il me l'a demandé, je m'exécute. C'est comme ça. Au final il m'a bien dressé. Je serres le poing à cette pensé et regarde par la fenêtre le temps d'arriver au Lycée.

Bon, je suis obligé d'admettre que je n'avais aucune espérance au départ. Les enfants me mettent mal à l'aise. Devenir père, ce n'était pas dans mes projets. La reproduction et l'amour sont des délires typiquement humains. Malgré toute ma bonne volonté, je n'ai aucun talent dans ce domaine. Je n'attendais rien de cette relation. Je n'attendais rien d'Adam. J'essayais juste de lui offrir mieux que ce qu'il avait. Ce qui n'était pas très difficile.
Mais, au fil des années... Même si je ne suis pas devenu plus affectueux ou plus démonstratif, j'ai découvert que je m'attachais à lui. Il n'a pas compris que ce n'était pas lié à ses exploits sportifs ou à ses qualités. Bien sûr, je suis fier de le voir repousser ses limites pour me suivre, mais je me fiche de la taille de ses muscles ou de la portée de ses connaissances. Je n'espère rien de lui. Je ne lui demande rien. Juste, d'être là. C'est sa présence que j'apprécie. Avec ses défauts, ses failles, ses joies et ses réussites.
J'ai compris pourquoi les humains accordaient tant d'importance à la notion de famille lorsque je l'ai vu me sourire la première fois.

"Je suis désolé, Adam. Je n'avais pas compris. En fait, c'est plutôt l'inverse. Je suis persuadé que tu es à la hauteur, c'est juste que les cours sont trop ennuyeux pour que tu t'y intéresses. C'est normal, à ton âge, je préférais brûler des voi.... Bon, je suis un mauvais exemple. Toi, tu vaux bien mieux que ça. Mais, on ne peut pas adapter les cours à chaque élève alors, je me suis dit qu'un professeur particulier pourrait te donner de meilleures méthodes d'apprentissage. J'aurais préféré que ce ne soit pas l'un de tes camarades mais il a été très convainquant."

Une petite vieille devant nous roule n'importe comment et je fais de mon mieux pour ne pas m'énerver. Je me concentre sur la conversation, plutôt que sur la route. Je regarde Adam avant de me détourner. Tout cela est si compliqué.

"Sache que je n'attends rien de toi, Adam. Bien sûr, je n'aurais sans doute pas apprécié que tu sois un branleur qui traîne toute la journée sur mon canapé mais, je ne t'aurais pas moins aimé pour autant. Je me fiche que tu sois un prix Nobel de mathématiques, ou le plus grand joueur de rugby que la terre ait porté. Tu es mon fils et, quoi que tu fasses, tu dépasses mes espérances et ..."

Lui dire "je t'aime" me paraît si difficile. Je sais qu'il comprend. Et, je suis heureux que nous soyons dans la voiture. Cela nous évite les moments affectifs trop gênants. J'aurais été incapable de le prendre dans mes bras. Peut-être en a-t-il besoin ? Peut-être suis-je en train d'en faire un futur adulte psychologiquement instable ? Les humains sont si fragiles. Et si différents. Ils ne s'adaptent pas de la même façon. Comment savoir si j'agis de la bonne manière avec Adam ? Pourquoi toutes ces questions me préoccupent tellement ? Avant, je ne songeais qu'à mon propre plaisir.
Désormais, Adam passe en premier pour tout, mais... S'il est heureux, alors, je suis heureux.
C'est ridicule.

"Évidemment que tu ne veux pas te mettre en colère contre moi, je suis le père idéal ! Je lui souris, essayant de détendre l'atmosphère. D'ailleurs, tu as raison. On apprend beaucoup plus en bougeant. En partant à la rencontre d'autres peuples, d'autres cultures. Cette année, nous allons beaucoup voyager. Je vais même t'emmener en Russie. Tu es assez grand, si jamais les choses tournent mal, mais tout devrait bien se passer. Je n'ai pas beaucoup de bons souvenirs là-bas mais... Ça me manque et j'ai envie de te la faire découvrir. Et tu peux choisir l'un des pays que nous visiterons. Tu feras l'itinéraire de ce que tu veux voir ou faire... Et, je suppose que si tu le souhaites, nous pourrons éventuellement inviter quelqu'un à se joindre à nous. C'est toi qui décides. Si tu veux partir explorer la forêt amazonienne pendant dix jours tout seul, c'est également possible. Tu y réfléchiras ?"

Je me gare sur le parking du lycée. Malgré le manque d'affection, j'ai tout de même l'impression qu'il évolue bien. Il a juste besoin de confiance en lui, d'amis peut-être... Mais, je ne m'en fais pas trop. Il n'y a aucune raison qu'il rate le lycée ou qu'il ne puisse pas faire ce qu'il désire. Je lui souris.

"Si jamais Désiré te manque de respect ou se moque de toi, je te donne l'autorisation de lui casser la gueule. Cela dit, tu sais que cette autorisation est valable avec n'importe quel élève... Même si d'après notre Directeur, la violence n'est pas une solution. De mon point de vue, ça reste la plus efficace."

Je ne sais pas quoi dire. Alors je fixe la route, muet, tout en écoutant ses discours. Il n'est pas aussi bavard d'habitude. Nous parlons, parfois, bien sûr. Il parle même plus que moi. Mais jamais autant. Jamais avec le coeur. Certaines choses me paraissent évidentes, mais d'autres, je ne m'en serais jamais douté. En revanche, comme père, il n'est pas forcément de bons conseils. J'esquisse un sourire en l'entendant s'arrêter au milieu de sa phrase. Qu'il ait été délinquant ne m'étonne même pas. Mais il n'a pas à s'inquiéter, ce n'est pas parce qu'il brûlait des voitures que j'ai envie de faire de même. Nikolaï est mon modèle pour beaucoup de choses, mais je sais aussi qu'il a un passé plutôt sombre duquel il souhaite me protéger. Il ne veut pas que je fasse les erreurs qu'il a pu commettre. Enfin... Je ne sais pas s'il considère vraiment cela comme des erreurs, au fond.
Je crois que je comprends où il veut en venir. Et je suis content de l'entendre. Enfin... Sûrement. Je ne sais pas trop. Ca me met aussi mal à l'aise parce que je ne sais pas comment réagir à ses compliments et à sa confiance. Ce sont des choses qu'il ne m'a pas appris à exprimer. Des choses enfouies. Des choses qui, d'ordinaire, sont montrées et non dites. Je triture la bandoulière de mon sac de cours, gêné. Pourtant, au fond, je sens une petite boule de chaleur et de fierté. Il m'a redonné un peu confiance. En tout cas, je sais où il veut en venir. Et je sais qu'il s'en fiche un peu que je m'intéresse ou non aux cours. Je ne sais pas trop ce qui me retient au lycée. Sûrement l'obligation. Nikolaï dit qu'il me laisserait quitter les cours, mais je serais alors stupide et inculte toute ma vie. Même si le lycée ne change pas grand chose à ces deux derniers faits, il faut admettre qu'au moins j'aurais le mérite d'avoir essayé.

Je tourne la tête vers lui une fois que le sentimentalisme fut dissipé. Je ne sais pas s'il attend que, moi aussi, je lui dise à quel point il est important dans ma vie. A quel point il m'a sauvé. A quel point il me permet d'avancer, de vivre, de respirer. A quel point il me soutient, même sans un mot. Je le regarde. Cela devrait suffire, je suppose. Suffire à transmettre des trucs que je ne sais pas dire, que je ne pourrais jamais dire. Parce que je ne sais pas les dire et je n'en vois pas l'utilité si c'est pour nous mettre dans l'embarras.
Lorsqu'il parle de voyages, mon attention se focalise sur ses paroles et je ne peux m'empêcher de sourire. J'adore voyager. J'aimerais visiter tous les pays, connaître toutes les cultures, visiter des lieux insolites. C'est ça qui m'intéresse vraiment. Ça et le sport, bien sûr. Mais les deux ne sont pas incompatibles heureusement. Il me parle souvent de la Russie. Je suppose que ce pays le lie à tout son passé, son enfance, une certaine nostalgie... Enfin je suppose, sinon nous n'y retournerions pas. Il fait froid, en hiver, paraît-il. Mais je ne crains pas les températures glaciales. Au contraire, je préfère le froid au chaud. Et je me demande ce que nous allons visiter là-bas. Et surtout quand nous trouverions le temps d'y aller pour faire ce qu'il y a à faire. C'est immense, la Russie...
Sa dernière proposition me fait hausser les épaules.

« Ben tu sais... J'ai personne à emmener, moi. Mais ça me plairait bien de choisir une destination... Jcrois. »

Je n'ai pas encore d'idée fixe. Mais je trouverai rapidement. Je réfléchirai. Un pays scandinave me plairait. Je me perdis brièvement dans mes pensées. Même les pays, je ne les connais pas tous. Je suis vraiment inculte et irrattrapable.

« Oui, j'y réfléchirai. »

Nous arrivons sur le parking. Il y a déjà plusieurs voitures garées. Celles d'autres professeurs, j'imagine. Je descends et balance mon sac sur mon épaule. Je tourne la tête vers Nikolaï et souris franchement.

« C'est noté. »

Je lève légèrement le poing en faisant jouer les muscles de mon bras droit et me dirige vers le lycée. Est-ce que j'aurais dû le serrer dans mes bras après tout ce qu'il m'a dit dans la voiture ? Je ne pense pas que ça lui plairait, et ça ne me plairait pas non plus... Autant s'éviter ce genre d'effusions inutiles. Je me retourne néanmoins encore une fois pour lui sourire. C'est mon maximum. Puis je rentre dans le lycée.
En avant la mascarade...