Moi aussi, je ne me sens pas à ma place. Ft Adam

Je fais des efforts, sincèrement, mais je ne parviens pas à suivre. Sans doute parce qu'avant cette année, je n'avais jamais mis les pieds dans une école. Rester assis des heures à écouter quelqu'un parler me semble être le summum de l'ennui. Bien sûr, je m'en sors dans certaines matières, comme la littérature, parce que j'ai toujours beaucoup lu, ou l'histoire, parce que Barth m'aide à la maison, mais ce n'est pas parce que je prends des notes. Au contraire, j'ai plutôt tendance à me disperser et à complètement ignorer la présence du professeur.

"Zachariah, trois fois que je t'appelle, la professeur de mathématiques me sourit, tu peux nous éclaircir sur la Loi Binomiale et les fluctuations d'échantillonnages ?
Quoi ? C'est vraiment au programme, ça ou elle invente pour se moquer de moi ? Je secoue la tête.
- C'est bien ce qu'il me semblait, alors tu ferais mieux d'écouter, d'accord ?
- Oui, pardon."

Elle n'a pas l'air fâchée, alors je l'écoute. Comment pourrais-je comprendre quoi que ce soit à son cours ? Barth a bien essayé de me faire rattraper mon retard dans la plupart des matières, mais faire des maths, c'est comme essayer de lire du chinois. Je soupire et griffonne deux informations sur mon cahier avant de regarder par la fenêtre. Les équations se transforment en note de musique.

La cloche sonne, mais je ne l'entends pas tout de suite. Je finis par ranger mes affaires en voyant les autres le faire et je sors à mon tour. Un lycéen plus âgé me rentre dedans, et m'extirpe de mes pensées. Il me plaque contre le mur en souriant. L'un de ses amis ricane derrière lui.

"Je peux savoir pourquoi tu te mets en travers de mon chemin ?
- Je n'ai pas...
Il me donne un coup de poing dans le ventre. Je ne suis pas certain de comprendre pourquoi. La douleur ma ramène des mois en arrière. Mon cœur se serre.
- C'est toi le fils du Directeur, c'est ça ? Pourquoi on ne t'a jamais vu avant ? Il avait peur que tout le monde se rende compte que t'étais super flippant ? Il aurait peut-être dû te garder dans la cave dans laquelle t'étais caché, tu crois pas ?
Je ne sais pas quoi répondre à ça. Il essaie de me blesser, mais plus rien ne peut me blesser. Je n'ai plus assez d'amour-propre pour que ses insultes fonctionnent.
- T'es vraiment con à ce point, Jack ?
Un autre membre de l'équipe de foot les rejoint. Il est moins impressionnant que le dénommé Jack, pourtant celui-ci semble l'écouter.
- Quoi ? Je lui explique juste qu'il doit regarder où il met les pieds. Toi non plus, t'aimes pas quand les petits nouveaux te manquent de respect, Isi.
Isi sourit.
- Si le fils du Directeur me manque de respect, je lui réponds merci, abruti. Lâche-le, et présente-lui tes excuses. Sauf si tu veux dire adieu à ce lycée ?
- Il ira pas cafter à son père, pas vrai ? Tu ne diras rien ? T'es pas une balance...
Je secoue la tête. Pour qu'il comprenne qu'au lieu de me faire des amis, je trouve le moyen d'être la victime d'une brute, certainement pas. Je ne peux pas le décevoir.
- C'est bien ça, peut-être qu'on va bien s'entendre tous les deux. De toute façon, si tu dis tout à Monsieur Godric, je trouverais le moyen de me venger, et crois-moi, tu trouveras pas ça agréable."

Je ne savais pas pourquoi je persistais à aller en cours. Sûrement pour ne pas décevoir Nikolaï. Si je lui annonçais que je voulais quitter l'école que dirai-il ? Il penserait que je suis un faible d'esprit qui abandonne à la moindre difficulté, hein, pas vrai ? Que j'avais une bien curieuse façon de remercier tous les efforts qu'il avait investi en moi. Je voulais pas le décevoir. J'avais l'impression de vivre à travers ses yeux. Ce n'était pas une mauvaise chose, c'était ce que je voulais. Le rendre fier. Qu'il ne regrette pas de m'avoir recueilli et élevé. Mais ça ne servait à rien. J'étais débile. Malgré les cours de Désiré. Bon, d'accord, ça ne faisait pas longtemps qu'on avait commencé. Mais ça me donnait mal au crâne. Je n'aimais pas réviser, écouter les cours, lire des bouquins... Pourtant je faisais des efforts. Je passais des heures au fond de la bibliothèques à essayer de retenir des cours, à calculer des chiffres et tout ça. Mais ça m'énervait. Et je ne retenais rien. Je devais encore faire cette année et une dernière année avant d'être libre. Mais si je n'avais pas de bonnes notes un peu partout, je serai sûrement même pas pris dans une école de sport. Je savais pas si c'était ce que je voulais faire, mais c'était le seul domaine où j'étais un peu doué. Et j'adorais me surpasser physiquement. Je ne pensais à rien et là je pouvais me concentrer.

Je déchirai une feuille de mon cahier. Mon écriture en patte de mouches m'énervait. C'était inutile. Mais au moins j'étais pas le seul paumé cette année. Apparemment le fils du directeur s'intéressait pas trop aux maths non plus. Je lui lançai un regard. Il avait vraiment l'air tout fragile. Un espèce de gars tranquille qui préférait rester dans son coin, non ? On n'était peut-être pas si différent à l'exception que, moi, j'étais pas vraiment du genre tranquille. C'était un faux calme. Je bouillonnais à l'intérieur. Je posai ma tête dans ma main. Yarmarka me manquais. Nikolaï me donnait régulièrement de ses nouvelles et elle n'avait pas l'air de faire de bêtises. Un léger sourire naquit sur mes lèvres alors que je pensais à ma chienne. Elle était la plus fidèle des amies. Je n'avais besoin de personne d'autre. Elle me comprenait. Je n'avais pas besoin de lui parler pendant des heures. Elle savait déjà comment je me sentais. Je reportai mon attention sur le tableau inintéressant. Je n'avais pas peur que Nikolaï me rejette, j'avais simplement peur de le décevoir et de lui avoir fait perdre son temps.

La sonnerie retentit enfin. Pas trop tôt. Je ramassai mes affaires, les fourrai dans mon sac, et sortis dans le couloir. Je n'avais pas d'amis au lycée. J'étais bien intégré dans l'équipe de rugby, étant le capitaine, et on me faisait pas chier. On me respectait suffisamment pour me laisser tranquille. Et puis on savait que Nikolaï était mon tuteur légal alors, ça pouvait faire mal de se le mettre à dos. C'était pas un type qui avait l'air commode aux premiers abords. Moi je le connaissais, je savais comment il était. Les autres n'en savaient rien. Et ils avaient sûrement raison de le craindre. Je mis mon sac sur mon dos et m'apprêtai à m'éloigner dans le couloir avant d'être témoin d'une énième tentative d'humiliation de la part de ces cons et prétentieux joueurs de l'équipe de foot. Il méritait pas ça, le nouveau. Et j'en avais marre que ces petits caïds se croient tout permis. Et Isidore était vraiment en train de faire croire qu'il prenait la défense du p'tit gars, là ? Non mais j'étais sûrement dans un rêve !

« Oh la ferme, vous m'faites chier à gueuler comme des putois dans le couloir. »

Je préférais pas me lancer dans des joutes verbales, j'avais pas une réplique facile je parlais trop peu pour ça. Et je pouvais pas directement venir en aide au nouveau. Même si la réputation de mon père pousseraient ces connards à ne pas trop le déranger, je savais aussi que les menacer frontalement ferait passer le nouveau pour un petit faible qui avait besoin de protection. Et c'était jamais bon pour la réput'. Valait mieux pas pour lui que sa vie au lycée commence comme ça.

« Allez bouge le nouveau, tu fais chier tout le monde dans le couloir, là. »

Je le poussai en avant pour qu'il se décide à avancer jusqu'à notre prochaine salle de classe. Français c'était pas mieux que les maths mais au moins on avait semé cette bande de cons. Avant d'entrer dans le salle je lançai un regard au nouveau.

« Bah bravo tu te fais déjà marcher dessus par les types les plus cons de ce lycée. Tu vas pas en mener large ici, en plus comme t'as été ramené par le directeur ça va être ta fête assez souvent. Il t'as pas fait un cadeau en te ramenant ici, le dirlo. Si tu dis quoique ce soit sur du harcèlement, t'es mort on saura qu'c'est toi. » je me rendis compte de ma maladresse. Je lui faisais plus peur qu'autre chose, hein ? Il avait l'air tout député. Je balbutiai : « Mais... Heu.... T'inquiète hein... C'est pas si terrible c'est juste qu'il fait éviter certains types comme eux... Mais tu verras ça va. » marmonnai-je.

Je ne parlais pas autant d'ordinaire, avec les autres êtres humains de ma connaissance. Je me grattai la tête, soudain très mal à l'aise.

« Bon ben t'as qu'à te mettre à côté de moi en classe au lieu de me regarder. » dis-je avec une certaine brusquerie.

Je fronce les sourcils mais je me laisse faire. Comme si je pouvais faire autrement. Il est deux fois plus costaud que moi. D'une certaine façon, il m'a sorti de cette situation... Je suppose que je devrais lui en être reconnaissant. Même si je ne comprends pas bien pourquoi il a dit que je faisais chier tout le monde. Je n'ai même pas eu le temps d'ouvrir la bouche.

Il s'arrête devant la salle de classe. C'est vraiment tout ce qu'ils trouvent à me reprocher ? Avoir Barth comme tuteur ? C'est ennuyeux, parce que pour ça, je ne peux rien y faire. Je n'arriverai jamais à me faire des amis. Ça ne me semble pas très grave mais Barth sera forcément déçu... Il va peut-être regretter de m'avoir adopté. Je regarde le garçon qui m'a sauvé. Mort ? Littéralement ? Donc en plus de ne pas me laisser tranquille, des élèves me tueraient si je les balançais ? Cela dit, c'était pareil au bordel.

Je lui souris. Il n'a pas l'air si méchant finalement. Moi non plus je ne suis pas très à l'aise, alors je comprends. Je m'installe à côté de lui. Il est le premier garçon de mon âge à m'adresser la parole, même si c'est un peu brusque... J'en ai rencontré plein des hommes comme lui. Au fond, ils sont bien plus gentils que n'importe quel type avec un sourire sympathique et une façon de parler trop polie.

"Je m'appelle Zach... Et euh...Je ne suis pas certain d'avoir compris ce que tu as fait mais... Je crois que tu m'as protégé, donc merci. C'est vraiment gentil."

Je sors mes affaires, en sachant déjà que je ne prendrai pas de notes. Le professeur n'est pas encore là.

"J'ai l'habitude, des gens comme eux... Ils sont malheureux et seuls. Ce n'est pas de leur faute.... Même si je trouve ça un peu facile de s'en prendre à quelqu'un de ma taille... Alors que ça ne leur serait jamais venu à l'idée d'attaquer quelqu'un comme toi !"

Je ne peux pas m'empêcher de leur trouver des excuses. Je ne crois pas qu'il existe des gens fondamentalement mauvais. Nous sommes tous bons, mais parfois, quelque chose nous fait commettre des actes dont nous ne sommes pas très fiers... Je n'ai jamais fait de mal à personne, mais je suppose que c'est le même principe que de se faire du mal à soi-même. On pense que ça nous rendra plus fort. Que ça nous fera oublier tout ce qui ne va pas dans nos vies... On se trompe.

"Et d'après toi, comment je peux faire pour éviter qu'ils me cherchent des ennuis ? Si mon père l'apprend, il pensera que je suis incapable de me débrouiller tout seul et il ne me laissera plus sortir de chez nous jusqu'à mon entrée au conservatoire !"

J'exagère sans doute un peu, Barth ne serait pas aussi radical... Pas avec moi en tout cas.

Je haussai les épaules alors qu'il me remerciait en s'asseyant à côté de moi. J'avais pas besoin de ses remerciements, il était vraiment trop naïf ce gars. Je lui lançai un regard en coin. Je posai ma tête contre mon poing en l'écoutant. Eh oui, dans la vie, on mangeait les plus faibles. Il n'avait jamais appris ça ? Pourtant, vu les rumeurs qui traînaient sur son passé, on aurait pu s'attendre à un dur à cuire. Mais bon. Avec un tuteur comme le directeur Godric fallait peut-être s'attendre à ramollir. Ce mec avait un côté paternaliste un peu trop appuyé... Pourtant, si j'en croyais Nikolaï, c'était pas quelqu'un de très net. Fallait pas se fier aux apparences. Je pourrais toujours donner quelques cours de boxe à Zach histoire qu'il se défende tout seul si jamais on l'emmerdait. Et puis, s'il traînait de temps en temps avec moi, ça passerait peut-être l'envie aux autres de venir l'insulter ou le brutaliser. Mais bon. Que ça devienne pas une habitude, j'étais pas fan des relations amicales. J'en avais pas besoin moi.
Je détournai la tête, l'air buté.

« Bah qu'est-ce que j'en sais moi. Ils m'emmerdent pas parce que mon père c'est le prof de sport, celui qui fait flipper. Ils oseraient pas me toucher même si j'étais tout faiblard. M'enfin. Toi t'as pas d'chance, on dirait. Le directeur fait pas assez peur pour qu'on te foute la paix. Alors s'tu veux t'as qu'à traîner avec moi si tu promets de pas bavarder pour rien dire. Et si t'es pas trop collant. P't'être que ça leur passera l'envie de te brutaliser. M'enfin faudra pas toujours compter sur les autres pour te sortir de la merde. Donc j'peux aussi te donner des cours de boxe ou un truc dans l'genre. Si jamais quelqu'un t'emmerde, tu lui décroches une droite. Ou un coup de pied dans les couilles, ça passe bien aussi. »

Je parlais pas tant d'habitude. C'était bizarre pour moi, d'être loquace. Même avec Nikolaï j'étais pas un bavard quand on n'avait rien de concret à se dire. Puis, j'aimais pas parler. J'avais l'impression d'avoir rien à dire. Je poussai un soupir et le regardai. Il avait une gueule d'intello tout gentil. On n'était pas sortis de l'auberge. Je m'adossais contre le dossier de ma chaise et fis claquer ma langue sur mon palais.

« R'garde, y'a le p'tit caïd au fond de la salle qui nous zyeute. Ca veut dire qu'il prend en compte que toi et moi on traîne peut-être ensemble. Faut s'faire les bons alliés dans la vie, c'est la loi du plus fort. J'dis pas que je suis intouchable, mais tu seras déjà plus pénard. Et puis va pas t'attirer d'ennuis. Ca se passera bien au lycée... Si pas si terrible que ça en a l'air. »

Le prof arriva. Je croisai les bras et essayai d'écouter les premières minutes avant de décrocher. Mes yeux tombèrent sur le carnet de Zach. Il ne prenait pas les notes des cours mais inscrivais plutôt des notes de musiques. Je mis ma tête dans mes bras et le regardai faire. Il avait l'air concentré, dans sa tête. Il était un genre d'artiste ou quelque chose dans le genre ? Je ne savais pas à quoi correspondaient ses notes. Moi j'avais rien de très artistique dans les veines. Je savais pas dessiner, et je savais pas chanter, ni danser, ni écrire. Puis ça m'intéressait pas beaucoup de toute façon. Je voulais devenir champion de rugby, moi. Ou escalader des montagnes en rappel. Ou sauter en parachute dans des lieux insolites. Des trucs cool.

« C'est quoi ?» lui murmurai-je quand même en gardant ma tête sur mes bras croisés sur la table.

C'est à cause de cela que les autres n'hésitent pas à s'en prendre à moi ? Si Barth était un directeur méchant et sans pitié, il me semblerait logique d'être la victime des brutes qu'il punit. Mais, c'est l'inverse, Barth est gentil... Il ne fait pas peur. Et moi non plus. Dans tous les cas, je n'avais aucune chance de leur échapper. Je suis une proie facile.
Je souris à Adam. Est-ce qu'il est en train de me proposer de rester avec lui ? Comme si nous étions amis ? Avec en bonus, l'avantage de tenir à distance toutes les brutes du lycée ? L'idée me plaît bien... Cela m'éviterait de dire à Barth que j'ai échoué à me sociabiliser.

"Tu vas sans doute trouver cela stupide, mais je ne peux pas apprendre à me battre. Je veux croire que les conflits peuvent être résolus d'une autre manière que par la violence... C'est mon côté poète pacifiste idéaliste."

Céder à la violence, ce serait devenir comme mes bourreaux. Je m'y refuse. Je ne peux plus me permettre de perdre du temps avec de la haine et de la rancœur. Que les prédateurs brutalisent mon corps si cela les soulage, dorénavant, mon esprit est intouchable.

"En revanche, j'accepte bien volontiers ta proposition ! Je ne serai pas trop bavard, c'est promis."

Avant de rencontrer Barth, je ne parlais jamais sans y avoir été invité. Aujourd'hui, c'est un peu différent, mais je sais me taire lorsque la personne n'a pas envie de discuter. Que je le veuille ou non, toute cette partie de ma vie m'a appris de nombreuses choses sur mes semblables. Je suis plus empathique, plus enclin à pardonner mon prochain parce que je connais tous ses vices et toutes ses peurs. Une enfance normale dans un foyer sain ne m'aurait sans doute pas apporté cette vision-là du monde.
Je me tourne vers le lycéen qui nous observe. Avoir un allié comme Adam est un atout non négligeable. L'avoir mis sur mon passage est une bénédiction.

"J'aurais bien aimé être un allié aussi intéressant pour toi, que tu l'es pour moi... Et, je ne m'attire jamais d'ennuis, ce sont eux qui finissent toujours par me trouver."

Le cours du prof est d'un ennui mortel, comme d'habitude. C'est sans le vouloir que mes doigts finissent par inscrire des notes à la place des lettres. La voix d'Adam me sort de mes pensées. Elle m'apparaît lointaine, et je laisse passer quelques minutes avant de lui répondre.

"Je... Une composition originale... Pour piano... J'en ai déjà écrit plusieurs, mais c'est très compliqué d'inscrire tout ce qui défile dans ma tête sur le papier. Mes doigts n'écrivent pas assez vite, c'est un véritable handicap.
Le professeur se racle la gorge en nous regardant.
- Adam, Zachariah, ce n'est pas parce que vos pères sont professeurs ici que cela vous donne le droit de discuter en cours. La prochaine fois, je vous envoie continuer votre conversation en heure de colle un mercredi soir.... Ça vaut pour vous aussi Sally et Lola."

Alors j'attends la fin du cours. Je ne veux pas être la cause d'une exclusion de cours pour Adam dès notre premier jour d'amitié. Ce serait vraiment le comble de la malchance... Mais il ne peut pas dire qu'il n'était pas prévenu de mon infortune.
Je range mes affaires.

"Je suis désolé pour tout à l'heure... Tu prends un risque en traînant avec moi. Les professeurs ont tendance à me surveiller avec plus d'attention que les autres élèves, et mes camarades font courir des folles rumeurs à mon sujet tout en me dévisageant à longueur de journée... J'espère que tu es prêt à accepter cette situation... Sinon ce n'est pas très grave, je te suis déjà très reconnaissant de m'avoir aidé."

Un pacifiste rêveur, c'était chouette, mais au lycée, si t'étais pas assez fort pour assumer tes choix, tu te faisais vite détruire. Zach n'avait pas l'air faible, mais il n'était pas fort non plus. Pas assez pour rester stoïque si des jeunes venaient à le frapper en tout cas. Ou à l'agresser verbalement à longueur de temps. Il finirait par haïr les lieux, à ne plus vouloir venir, à se renfermer peut-être. C'était pas vraiment mon probable mais j'étais pas un de ces connards. Et je savais qu'on pouvait se sentir très seul parfois. Et je détestais toute forme d'humiliation, elle me révoltait. Alors, ouais. J'étais pas contre l'aider un peu si je pouvais. Je haussai les épaules pour toute réponse lorsqu'il me fit part d'une espèce de... Gratitude ? Ou quelque chose comme ça. Un soupir s'échappa de mes lèvres alors que je m'avachis sur la table en regardant ce qu'il faisait. De la musique. Oh lala... Quel poète. Il était dans quel monde, lui ?

La prof arrêta nos bavardages et je grognai légèrement. Si elle nous virait de cours ce serait la chandelle. Nikolaï ne serait pas très content. Tiens. Encore un point commun entre Zach et moi : nos tuteurs, nos pères d'adoption. On ne voulait pas les décevoir. Zach par son intégration sociale, et moi par mes notes... Et mon intégration sociale aussi... Sans doute. Je posai ma tête dans mes bras, sur mes prises de notes. J'avais du mal à suivre et ça ne m'intéressait pas. Je rêvais d'air libre, de mon chien, de voyages. Pas de salles de classes inutiles où je n'apprenais rien.

La fin du cours arriva finalement. Je rangeai mes affaires dans mon sac et tournai la tête vers mon ... Camarade. Il avait l'air désolé et reconnaissant à la fois. Je ne savais pas trop comment réagir alors je haussai les épaules une fois de plus et refermai mon sac de cours. Qu'étais-je censé dire ? Un mot sympa, rassurant ? Je me grattai la tête en le regardant. Les rumeurs je m'en fichais, ce n'était pas ce qui faisait quelqu'un. Au lycée, ça faisait mal, ça pouvait détruire ; mais, à mes yeux, ça ne valait rien. Moi aussi j'avais un passé désastreux, moi aussi j'avais connu l'humiliation. Mais je m'étais forgé autrement, et il ferait de même. Je ne savais pas si les rumeurs étaient vraies, mais si c'était le cas, alors il avait plus de force que je ne le pensais. Et qu'il ne le pensait peut-être.
C'était dans les faiblesses que se trouvaient nos forces.
Un truc comme ça.

« Oh bah t'en fais pas, je suis sûr que ma réputation elle sera intacte. On respecte trop Nikolaï pour venir me chercher des noises. Enfin, j'pense surtout qu'ils ont les chocottes. » et les chocottes de quoi ? Si on m'avait frappé ou insulté, je ne serai jamais allé rapporter ça à Nikolaï. Non. Je me serai débrouillé tout seul, parce que j'étais pas une balance et que ça ne servait à rien de se cacher derrière quelqu'un. « Puis un jour t'auras de quoi mieux te défendre et t'auras plus besoin de moi. T'auras qu'à me dire. En attendant c'est marrant... » avouai-je. J'avais jamais vraiment eu ... D'amis ? Enfin c'en était pas un, ce n'en serait pas un, mais ça changeait de traîner avec quelqu'un. « Alors comme ça tu écris de la musique ? Comment tu fais ça ? »

Je m'y intéressais vraiment et ça me surprit. On sortit ensemble de la salle de cours pour nous diriger vers la cours. Quelques personnes nous lancèrent des regards mais je le leur rendis de manière si menaçante qu'ils détournèrent la tête. J'aimais bien avoir l'air menaçant. Ça marchait, j'avais une sale gueule.

C'est amusant parce qu'il est presque aussi imposant que son père, mais il ne fait pas peur. Il est juste à l'écart, parce qu'il est différent. Pas parce qu'il est méchant. Je le sens. Malheureusement, je ne suis pas certain de faire confiance à mes sens. J'ai rencontré trop de déconvenues, peut-être vaudrait-il mieux que je demande à Barth avant de m'enflammer au sujet d'Adam...

"Et si jamais j'ai besoin de toi après le lycée ? Je veux dire... J'ai toujours eu des problèmes, c'est l'histoire de ma vie... Comment tu feras si je ne cesse jamais d'avoir besoin de toi ? ... Enfin oublie ça, c'était sans doute un peu bizarre alors qu'on se connait à peine, je suis désolé. Je n'ai pas l'habitude de parler à des gens..."

Nous sortons de la salle de cours. Je lui souris joyeusement.

"En fait, je ne saurais pas t'expliquer comment c'est possible. Les mélodies se mélangent en permanence, la musique ne cesse jamais dans ma tête. Lorsque les airs me semblent originaux, je les retranscris en notes. J'écris surtout pour du piano, mais je chante aussi... Et Barth m'a appris à jouer de la guitare. En écrivant de la musique, je peux dire tout ce que je ressens sans utiliser de mots, et si je l'écris bien, les gens qui l'écoutent le ressentiront à leur tour. Ma mère était capable de faire pleurer une centaine de personnes en même temps rien qu'en jouant du piano !"

Peut-être me suis-je un peu trop emballé. Je me sens rougir.

"Désolé, je ne voulais pas être trop bavard..."

Je remarque que certains lycéens se tournent vers nous, mais Adam leur renvoie un regard menaçant. Ils cessent de nous observer instantanément.

"J'ai du mal à comprendre ce que tu provoques chez eux. Je ne te trouves absolument pas effrayant. Tu me fais penser à ces gros chiens qui ressemblent en tout point à des loups mais qui ne feraient jamais le moindre mal à un être humain !"

En vérité, je le trouve même plutôt mignon. Mais ce n'est sans doute pas une chose à dire. Barth ne m'a pas trop initié sur le sujet. Avant, je parlais de cela sans tabou, dans la vie réelle, je suppose qu'il vaut mieux éviter de le faire le premier jour.
Je me dirige vers la cafétéria.

"Nous pourrions déjeuner ensemble dans la salle de musique ?! J'ai les clés, je te montrerai comment jouer du piano, ou de la guitare, si tu veux !"

J'étais pas vraiment sûr de suivre sa pensée. Il avait l'air un peu anxieux. Je haussai les épaules. Je savais pas quoi lui répondre. J'étais pas très doué pour parler. Encire moins pour parler des peurs, ou de trucs comme ça. Ca me dérangeait pas de faire son garde du corps au lycée mais il s'attendait quand même pas à c'que je sois son garde du corps après ? Enfin cela dit, ça réglerait certaines questions. Je savais pas ce que je voulais faire après le lycée. Alors garde du corps d'un futur musicien passionné bah... Pourquoi pas. Non, c'était vraiment nul. Nikolaï ne voudrait jamais. Ou il voudrait peut-être mais serait déçu. Je savais pas trop ce qu'il attendait de moi. Ce qu'il voulait que je devienne. Je plongeai mes mains dans mes poches pendant qu'il me parlait de la musique. Bizarrement, je l'écoutais vraiment. Je trouvais ça fascinant qu'il ait un don, comme ça, de pure création. J'aimais pas particulièrement la musique... Fin'... J'y étais pas très sensible, j'écoutais un peu de tout sans avoir de préférence.

« Je sais pas comment on peut pleurer en écoutant du piano. » commentai-je un peu abruptement. « Heu... Enfin je dis pas ça pour être méchant envers ta mère. Elle devait juste est très douée, quoi. »

Je haussai les épaules à nouveau. Si lui n'avait pas l'habitude de parler aux gens moi non plus. J'avais pas particulièrement d'amis et les seules personnes à qui j'adressais la parole, c'était les joueurs de rugby de l'équipe du lycée. Puis mon père quand je rentrais. Alors j'étais pas très doué avec ce qu'il fallait dire aux autres. Quand il me présenta des excuses je secouai la tête. Pas la peine de s'en vouloir, il m'avait pas non plus frappé ou quoi. Puis s'il m'avait ennuyé je ne l'aurais pas écouté, non ?
Lorsque je fis fuir quelques types qui nous regardaient, il me fit un étrange compliment. Je lui adressai un coup d’œil incrédule. S'il savait à quel point il n'était pas loin de la vérité, il se serait sûrement enfui comme un petit lapin et aurait eu de quoi trouver des choses effrayantes chez moi. Mais bon. Il savait pas. C'était juste marrant, du coup.

« Heu... Ouais. Tu devrais revoir ta façon de complimenter les gens. » je fis un très léger rictus. Je me moquais un peu de lui mais ce n'était pas pour être méchant. Il était un peu trop pur, non, ce type ? « Mais heu... Bah. C'est peut-être parce que j'ai pas menacé de te frapper que tu me trouves sympa j'imagine. »

Ouais. Vraiment trop pur. Je plongeai mes mains dans mes poches et le suivis jusqu'à la cafétéria. D'habitude, je mangeais à une table du fond et puis je repartais dans le lycée. Mais pourquoi pas aller s'isoler dans la salle de musique.

« Bah, ouais. Pourquoi pas. Enfin cela dit, tu peux toujours essayer mais tu me feras pas pleurer avec un air de piano, hein. »

Je chopai un plateau et déposai des trucs dessus. J'aimais pas trop les fruits mais Nikolaï m'avait appris qu'il fallait en manger au moins un. Alors je pris une pomme bien rouge. De la viande. Et un dessert au cas où Zach en voudrait un deuxième.... Heu... Pourquoi est-ce que je faisais ça, moi, en fait ? Ma main resta suspendu en l'air avec l'assiette de gâteau dans la main. Je glissai un regard vers l'autre, là, et lui dis :

« T'aime bien le chocolat ? »

Je me sentis vraiment très maladroit et ridicule à lui demander ça avec la part de brownie suspendue en l'air.

J'oublie que les gens ne sont pas tous aussi passionnés que je le suis par la musique. Je suppose qu'Adam doit être plus intéressé par le sport. Ce qui fait de nous de véritables opposés. Mais ce n'est pas très grave. Je lui souris joyeusement.
Il est maladroit, mais je comprends. Il n'a pas l'habitude de discuter. Par conséquent, je suis même plutôt flatté qu'il m'écoute. C'est peut-être stupide mais, j'ai hâte de raconter ça à papa Barth.

Oh... Je l'ai vexé ? Non, il n'a pas l'air fâché. On dirait qu'il se moque de moi, mais ça ne me semble pas méchant. Il n'a pas l'air d'être le genre d'homme à frapper sans raison. Il fait semblant de ne rien ressentir pour personne, mais il a volé à mon secours. Adam est un gentil qui s'ignore.

"Vraiment ? Je suis désolé si cela ne t'a pas plu, mais je ne retire pas mon compliment. Je trouve qu'il t'allait assez bien ! Estime-toi heureux, j'aurais pu te dire que tu étais un gros nounours..."

J'entre dans la cafétéria et je suis Adam dans la queue, avec mon plateau.

"Je crois que je préférerais te faire sourire. La musique, ça peut provoquer de la joie aussi. Le défi serait plus amusant que celui de te faire pleurer."

Je le suis dans la file, je prends une assiette avec plus de légumes que de viande, et une pomme en dessert. Adam s'arrête. Un brownie au chocolat dans la main. J'hausse un sourcil. J'hésite à rire, tellement la scène est mignonne, mais je m'abstiens. Ça ne ferait que le mettre mal à l'aise. Je lui souris en hochant la tête.

"Bien sûr. C'est vraiment gentil."

Il me prend le gâteau et nous sortons. Je l'emmène vers la salle de musique. Ravi de lui faire découvrir ma passion. Je déverrouille la porte, et je m'installe à l'une des quelques tables pour déjeuner. Je mange les haricots verts.

"Je ne mange pas trop de viande, alors si tu veux la mienne... Comme tu m'as pris un dessert..."

Je l'observe. À part la maladresse, nous n'avons vraiment rien en commun. Je croque dans ma pomme et je m'installe au piano. Je songe à une chanson qui pourrait plaire à Adam. Je ne le connais pas assez pour tenter quelque chose d'inédit, et de personnel... Cela nécessite trop de préparation. Par contre, une chanson plus moderne et populaire...


"Bon, comme c'est tout de même moins amusant de regarder que de participer, et que je suis sûr que tu ne voudras pas m'accompagner au chant..." Je me lève, et j'attrape deux guitares. J'en tends une à Adam. "C'est beaucoup plus facile à apprendre que le piano, il n'y a pas besoin de connaître les notes, il faut juste maîtriser la position de tes doigts. Barth m'a appris à en faire l'an dernier, donc je ne sais pas si je serais un bon professeur mais, on peut essayer !" Je prends correctement la guitare sur mes genoux, et je lui montre lentement mes gestes. "Premier accord, tu es prêt ?"

Je me raclai la gorge pour dissiper ce moment de gêne et pour ne pas prêter attention à son regard sur moi. Il avait l'air étonné que je sois sympa. J'étais pas si méchant mais qu'il aille pas le crier sur tous les toits ; s'il disait que j'étais un nounours j'hésiterai pas à lui casser le nez... Enfin... Sans doute. J'allais pas vraiment le faire, mais je le menacerai assez pour qu'il y croit. J'espérais pas me tromper en acceptant de lui faire à peu près confiance. Enfin on verra. Tfaçon le lycée c'est pas pour toute la vie. Nikolaï insistait pour que j'ai un diplôme mais bon, je voyais toujours pas à quoi ça allait me servir. Je savais même pas ce que je voulais faire dans la vie, en fait. J'attrapai mon plateau pour aller manger avec lui en salle de musique comme il l'avait proposé. C'était pas hyper autorisé d'aller manger à droite et à gauche mais bon, ça ne faisait de mal à personne tant qu'on mettait pas de miettes partout, je suppose.

Je m'installai sur l'une des chaises et attrapai ma fourchette. Suite à sa proposition, je haussai les épaules. S'il voulait me filer de la viande pour moi, ouais, pourquoi pas. Echange de bons procédés, comme on dit. Je hochai la tête sans rien ajouter et pris sa portion de steak avant de mettre le brownie dans son assiette. Je dévorai mon repas en essayant d'avoir l'air civilisé. Nikolaï m'avait appris les bonnes manières mais, parfois, quand j'avais faim, l'instinct animal reprenait le dessus. Je me forçai donc à manger lentement mais mon assiette fut vite vide. Je bus un peu d'eau et m'essuyai les mains. Si Zach avait quelque chose à redire à ce déjeuner, il ne fit pas de commentaire en tout cas et il s'installa au piano pour jouer une mélodie entraînante. Elle me disait un truc. C'était familier mais je ne me rappelais plus de titre. Je posai ma tête dans ma main pour regarder ses doigts courir sur les touches de manière presque surréaliste. Il était doué ce type.

Il se tourna ensuite vers moi et je haussai un sourcil. Moi ? Participer à un truc musical ? Heeeu... Ouais. Non. Mais comment le lui dire sans le froisser, au juste ? Je tripotai mes les manches de ma veste sans trop savoir quoi lui dire. Je saisis la guitare qu'il me tendait et fis une légère grimace. Sérieux, j'avais aucune vibe musicale. J'allais faire n'importe quoi et j'aimais pas trop être dans une position humiliante.

« Heu écoute, Zach j'suis pas sûr que je sois très... » Je lâchai un soupir. Il avait l'air si enthousiaste. J'imitai la position de ses doigts sur les cordes et fis comme lui. Ca va. Le son n'était pas horrible. Je fronçai légèrement les sourcils. C'était même plutôt chouette la guitare, en fait, en y pensant bien. « Hum. Comme ça ? » lui demandai-je en réessayant. Putain si on me voyait jouer de la guitare avec Zach, ma réput' allait être déglinguer. Je reposai l'instrument. « T'es mignon mais la musique c'est pas trop fait pour moi jcrois. T'es grave impressionnant au piano mais bon moi jfais du rugby et des trucs sportifs pas de la guitare. C'est des trucs trop délicat je vais probablement péter une corde. Puis j'ai une réput', hein, j'ai pas envie qu'on se mette à croire que je vais virer comédie musicale. »

Enfin, en y pensant bien, Nikolaï aimait bien les comédies musicales malgré son caractère particulier. Mais bon. Il pouvait se le permettre c'était le Diable, alors...

Que de mauvaises excuses pour ne pas essayer quelque chose de nouveau. Est-ce qu'il a peur ? Je ne peux pas lui en vouloir, j'aurais sans doute peur s'il me donnait un cours de rugby... Il en a forcément envie. Sinon, il n'aurait pas pris la peine d'imiter la position de mes doigts et d'essayer, non ? Je ne vais pas le forcer mais je ne peux pas le laisser abandonner aussi facilement.

"Ce n'est pas parce que tu n'as pas l'air fait pour ça que ce n'est pas pour toi." Je lui souris. "Je vais t'avouer qu'au départ, je ne voulais pas jouer de la guitare... Ça me semblait trop... Rustique et inélégant. C'était stupide. Pourquoi devrais-je me ranger dans une case spécifique et m'empêcher d'en sortir ? Nous nous forçons nous-mêmes à correspondre à une image bien précise, une image qui doit plaire aux gens, mais cela n'a pas de sens. Nous sommes libres de faire nos choix, d'essayer, de se tromper, d'avoir des passions qui s'opposent... Et on se fiche du regard des autres."

Enfin, plus ou moins. Barth me le répète souvent, mais je sais que c'est difficile à faire. J'ai la chance de pouvoir m'enfermer dans une bulle dès que le monde devient trop agressif, de pouvoir faire abstraction des critiques et des méchancetés, mais ce n'est pas le cas de tout le monde. Et il faut apprendre à vivre avec. Surtout lorsque l'on veut devenir musicien... Ou sportif. Le regard des autres compte.
Je m'installe près de lui, du côté où il tenait le manche.

"Je ne voudrais pas t'attrister mais je crois que des élèves nous ont vus ensemble et à mon avis, ta réputation est déjà fichue... Alors il n'y a aucune raison de laisser passer l'occasion, non ? Et puis, Barth m'a dit que jouer de la guitare, c'était un truc d'adolescent cool. Personne ne nous surprendra, personne ne vient jamais, et tu ne seras pas obligé de dire que c'est moi qui te l'ai enseigné."

Je lui remets l'instrument dans les mains et je pose mes doigts sur les siens sur le manche. Je lui souris. Je ne cherche pas à le séduire, et je ne m'approche pas plus que nécessaire. J'agis exactement comme Barth l'a fait avec moi.

"Je te promets que tu ne casseras pas la guitare, et si tu casses une corde, ce n'est pas grave. Je peux t'expliquer les différents accords et t'apprendre un air simple pour commencer... Tu veux bien ?"

Quand je l'écoutais parler de la guitare, et du reste, j'avais bien envie de le croire, d'accepter. Mais le lycée c'était différent de la vie en tant qu'adulte ; plus tard on pouvait être un peu plus libre mais ici, avec tous ces fils de riches et de puissants, on était jugé dès qu'on éternuait. Notre réputation était évalué en fonction de nos activités, de la marque de nos fringues jusqu'au gel qu'on mettait ou non dans nos cheveux. J'étais pas particulièrement attentif à la réputation, nan, c'était pas mon genre de me conformer. Mais j'avais mis du temps à être relativement accepté ; on me considérait comme normal et ça m'allait. Je voulais pas plus, mais je voulais pas moins non plus. Être à nouveau regardé c'est ça qui me faisait peur. Comme une bête curieuse.

« Pff. Je sais pas dans quel monde tu vis mais il a l'air chouette. Enfin t'as raison, je suppose. C'est juste que... C'est bien aussi de pas être trop regardé... » soufflai-je.

Si on me regardait de travers de toute façon, j'en faisais passer l'envie d'un regard. Ce n'était pas tellement les moqueries ou la popularité... C'était... Les souvenirs parfois plus douloureux que je le voudrais. C'était stupide et inutile. La souffrance n'avait plus lieu d'être avec la chance inouïe que j'avais eu. Être le fils du Diable aurait pu me rendre ... Méchant ou cruel ? Mais Nikolaï m'avait bien éduqué. Et je voulais le rendre fier, surtout. C'était mon souhait le plus cher, en remerciement de tout ce qu'il avait fait pour moi.

« Ca va, ça va... Arrête d'essayer de me convaincre, tite tête. J'veux bien essayer de jouer de la guitare... Mais bon. C'est juste... Raaah. J'trouve ça ridicule. Enfin pas toi. Mais moi qui joue de la guitare j'suis pas très délicat, quoi. Je risque de pas être super doué. »

C'était surtout ça le problème. Faire de la guitare avec lui, j'allais passer pour un naze. Mais il avait l'air sympa et sincère, c'était touchant. Je me forçai à lui faire un petit sourire tordu, qu'il sache que je voulais pas être trop méchant. Puis que les gens nous voient ensemble c'était pas plus mal pour lui ; on lui foutrait la paix comme ça. Sa façon de s'approcher de moi, avec ses mains sur les siennes, me laissèrent perplexe. Peu de personne avait osé faire un truc comme ça avec moi. Je leur faisais tous et toutes un peu peur, j'crois. Je hochai la tête en marmonnant un : "Hm." et le laissai me guider avec les accords sur les différentes cordes. Au final ce n'était pas trop difficile. Les accords qu'il me montrait étaient simple à retenir, simples à refaire. Et puis je me sentais à l'aise avec lui c'était ... Un peu bizarre. Le cœur qui s'emballe pour rien.

Quelle drôle de question. Le même que le sien, évidemment. Le monde noir, effrayant, rempli de personnes mal intentionnées... Ce monde qui écrase les faibles en riant, et qui laisse les forts s'en sortir impunément. Je ne suis pas aveugle. Ni naïf. Comme lui, je vois l'univers tel qu'il est. La seule différence, c'est que je préfère me focaliser sur les belles choses. Sur ce qui me rend heureux. J'ai passé trop de temps à souffrir, trop de temps à appeler la mort alors que... Le monde a toujours été magnifique. Je ne savais simplement pas comment le regarder.

Je souris en faisant jouer les doigts d'Adam sur la guitare. Je comprends qu'il n'aime pas qu'on le regarde. Je n'aime pas trop non plus. Même si les regards des lycéens n'ont rien à voir avec ceux que je subissais auparavant. Je crois qu'Adam me ressemble. Lui aussi, il sait ce qu'est la véritable souffrance. Lui aussi, il a connu l'Enfer. Et nous avons tous les deux évolués dans des directions opposées, mais nous avons survécu.

"En te voyant comme ça, on n'imaginerait pas que tu puisses manquer de confiance en toi. Je te rassure, pour quelqu'un d'indélicat, tu te débrouilles très bien."

Je le lâche. Il parait si fort physiquement, pourquoi ne croit-il pas plus en lui ? Suis-je en mesure de l'aider ? Peut-être que je peux croire en lui à sa place. Au moins quelques temps.

"Quand on joue d'un instrument, c'est avant tout pour soi. On ne pense à rien d'autre qu'à la musique, on est libre. Heureux. Personne ne te regarde. Personne ne te juge. Personne ne peut te faire du mal, parce que tu es dans un monde qui n'appartient qu'à toi... Même si tu n'es pas Mozart, ça n'a aucune importance tant que tu te laisses emporter. Je suis sûr que ça finira par te plaire."

Je lui souris joyeusement et j'attrape une seconde guitare.

"Par contre, ça demande un peu de travail et de volonté, mais ce n'est que du bonheur par la suite ! Regarde, tu vas imiter les accords que je fais."

Je place mes doigts sur ma guitare, et assez lentement pour lui laisser le temps de jouer, je déplace mes doigts sur les différents accords. Ils sont assez rares, les gens qui pénètrent dans mon monde pour me faire plaisir. Barth, bien sûr, s'est toujours adapté à mes centres d'intérêts, mais je crois que c'est la première fois que je vois un ami aussi concentré sur un sujet qu'il ne maîtrise pas, juste parce que je le lui ai demandé.

"C'est très bien ! On peut même commencer à jouer un morceau simple, parce que l'avantage de la guitare, c'est qu'on n'est pas obligé d'apprendre à lire des notes..."

Je reprends les premiers accords d'Eye of the Tiger, en lui laissant encore une fois le temps de m'imiter. Je m'arrête.

"Tu vois que tu peux apprendre à jouer ! Si tu veux, je pourrais te donner des cours régulièrement... Et si tu veux, comme nous sommes amis, j'accepterai volontiers d'apprendre à connaître l'une de tes passions à toi... Tant que ce n'est pas un sport d'équipe ou quelque chose de violent, évidemment !"